Interview de Jeong Hae-ji, récompensée au Festival d’Annecy 2020 pour son film de fin d’études

Son court métrage "Sura" a su séduire le jury avec des thèmes forts.

A peine récompensée par une Mention du jury pour son film de fin d’études au Festival d’Annecy, la jeune réalisatrice sud-coréenne Jeong Hae-ji nous a accordé de son temps pour nous parler de son oeuvre et de ce qui l’inspire.

Son court métrage nommé « Sura » racontait le difficile chemin vers l’avortement pour une lycéenne en Corée du Sud comme nous en parlions ici. Les regards, les reproches, la violence du monde médical, tout est passé sous l’œil avisé de la réalisatrice tout fraîchement diplômée dans une œuvre particulièrement réussie, où son histoire se mêle à un récit empreint de poésie. Nous avons donc immédiatement eu envie d’en savoir plus sur ses choix, la manière dont elle a imaginé son court métrage et ce qui la motive pour l’avenir de sa carrière qui ne fait que débuter, autant de questions qui ont animées un très bel entretien avec la lauréate de cette année.

Ciné-Asie : Bonjour Jeong Hae-ji, tout d’abord et au nom de notre équipe je souhaite vous féliciter pour votre Mention du jury au Festival d’Annecy 2020. Comment vous êtes-vous sentie lorsque vous avez appris que votre film de fin d’études était récompensé ?

Jeong Hae-ji :  J’étais très heureuse quand j’ai appris la nouvelle. J’ai appelé aussitôt ceux qui m’ont aidé à créer ce court métrage. Gagner ce prix m’a donné envie d’étudier l’animation encore plus et créer de meilleurs films.

Quand j’ai vu « Sura » je me suis dit que le court avait beaucoup à dire, non seulement sur l’avortement mais sur la manière dont nos sociétés voient les droits des femmes en général. Qu’est-ce qui a inspiré votre histoire ?

C’est une histoire vraie. Celle que nous avons traversées, moi et une amie. Mon amie est tombée enceinte mais elle était trop jeune pour s’occuper d’un enfant et a fini par choisir l’avortement. A l’époque, je suis restée avec elle du début à la fin et j’ai ressenti cette faiblesse d’une petite fille que les gens regardent de travers. C’est resté un moment important pour mon amie et pour moi, j’ai fini par réaliser qu’on n’était pas les seules à traverser ces choses-là. J’ai donc décidé de faire ce film pour que les gens puissent s’interroger, se poser des questions sur ce genre de situation.

Comment la société Coréenne considère-t-elle l’avortement ?

En fait, la Corée du Sud n’est pas bien différente des autres pays. Beaucoup de monde a un avis négatif sur l’avortement, disant même qu’il s’agit de meurtre d’un enfant. En plus de cela, il n’y a pas réellement de liberté sexuelle, et les gens ont une mauvaise opinion des femmes qui subissent un avortement.

Il y a eu toutefois beaucoup de manifestations contre les lois qui criminalisent l’avortement, qui condamnent celles qui le subissent et les médecins qui le pratiquent. Mais finalement, le 11 avril 2019 la Cour constitutionnelle a dit que ces lois étaient inconstitutionnelles. Il y a encore un long chemin à faire, mais la Corée s’améliore grâce à tous les efforts qui sont faits.

(n.d.r. : Plus d’information sur la décision dont parle la réalisatrice)

La scène du rendez-vous médical avec le médecin est très tendue, on ressent la pression subie par la jeune femme. Mais aussi le moment où on lui demande de faire le choix sur le type de soins selon plusieurs tarifs. Est-ce un choix de votre part de raconter la scène de la sorte ?

Oui. En réalité, c’est le moment où mon ami semblait le plus souffrir, quand on lui expliquait l’opération et le prix à payer. Bien sûr, après l’intervention elle se sentait mal, elle pleurait, les émotions qu’elle retenait depuis le rendez-vous se sont relâchées. A cause du prix de l’opération, qui était trop chère pour nous, on ne pouvait même pas envisager des soins post-opératoires corrects. Je ne peux pas oublier la voix de mon amie quand elle n’a eu d’autre choix que de demander les soins les plus basiques.

Les gens qui regardent cette scène devraient y voir quelque chose de mémorable et de réaliste.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’analogie de l’araignée que vous évoquez dans le court métrage ?

L’histoire de l’araignée vient d’un poème de Baekseok, un poète Coréen, nommé « Sura ». Le poème raconte au travers de l’araignée la tristesse d’une famille qui se sépare à cause d’une personne extérieure à la famille. Je pensais que mon histoire collait bien au poème, avec une jeune femme, mineure, qui ne pouvait pas fonder une famille à cause de nombreux problèmes qu’elle a dû gérer seule. J’ai donc voulu raconter la situation de son amie, qui voit ça de l’extérieur, en faisant référence au poème.

Quelle était la plus grande difficulté pour vous en réalisant votre film ?

J’ai essayé de m’éloigner de mon opinion personnelle à propos de l’avortement. Je ne voulais pas montrer mon approbation ou mon refus avec le film, mais juste que le public puisse s’interroger dessus d’une manière naturelle. Je voulais que l’audience se retrouve dans le personnage principal. Cependant, c’était difficile de rester objective car c’est une situation que j’ai vécue.

Quelles sont les techniques d’animation que vous avez utilisées pour « Sura » ? Tout est fait à la main ?

Les arrière-plans et les effets sont tous dessinés à la main puis scannés. Mais les personnages et objets en mouvement sont dessinés numériquement, bien que j’ai essayé de faire en sorte que les deux techniques s’assemblent naturellement.

L’animation coréenne commence peu à peu à se faire une place en France mais reste assez méconnue. Pensez-vous que l’animation coréenne peut apporter quelque chose de différent et de spécial ?

Certainement, je pense que les films d’animation coréens ont une certaine sensibilité qui les différencie d’autres pays. Tous les films d’animation ne sont pas de grandes réussites en matière d’animation ou même d’histoire, mais ils parviennent à susciter de l’empathie pour leurs petits détails, les images poétiques ou lyriques et les sensibilités très coréennes qui attirent les étrangers.

La Corée du Sud a beaucoup de petits studios d’animation ou de créateurs solitaires. Alors je pense que les réalisateurs peuvent exprimer librement ce qu’ils veulent à leur audience, ce qui permet de créer de bons films. Cependant le marché de l’animation en Corée est très petit, la production et les moyens sont limités. Mais si les productions coréennes continuent de recevoir de l’attention et de l’amour en France ou dans d’autres pays, notre animation pourra se développer et améliorer son marché.

Vous avez des artistes qui vous inspirent, que vous aimez particulièrement ou dont vous apprenez ?

J’aime beaucoup de films, de livres, de peintures, auxquels je me réfère dans mon travail. Surtout en ce qui concerne les livres, car j’essaie parfois de recréer visuellement certains passages de livres que j’affectionne, comme « A good person » de Kang Hwa-gil. En ce qui concerne la peinture, Marc Chagall est mon peintre préféré. J’aime aussi Jeong Da-hee, une réalisatrice de films d’animation qui a créé « Man on the Chair », j’admire sa passion et son envie de toujours se dépasser pour créer des films et aider les autres bien que la production d’animation en Corée reste compliquée.

Votre carrière ne fait que débuter, quelles sont vos ambitions pour l’avenir ?

Je souhaite continuer mes études afin de me concentrer sur l’animation. J’aimerais pouvoir dire encore plus de choses sur les femmes Coréennes et sur la société avec mes films. Donc pour le moment je vais travailler sur un autre court métrage d’animation, et si j’en ai l’occasion, j’aimerais essayer d’autres choses comme les dessins animés ou les albums illustrés. 

Enfin, un dernier mot pour le Festival d’Annecy : que représente-t-il pour vous ?

Quand on travaille dans l’animation, c’est le festival auquel on veut tous participer, et j’en fais évidemment partie. Cette récompense représente beaucoup pour moi, elle m’a fait rêver d’une future carrière en tant que réalisatrice d’animation. Cela ne fait que renforcer mon désir d’aller plus loin.

 

Nous souhaitons évidemment remercier Jeong Hae-ji qui a su se rendre disponible pour un entretien passionnant à propos de son film et de ses inspirations. Avec des thèmes forts, « Sura » a quelque chose d’unique qui lui a permis de gagner le prix à Annecy, en espérant pour elle que ce n’est que le début d’une belle carrière.