Critique : L’étang du démon de Masahiro Shinoda

L’histoire : Province d’Echizen, été 1913. En route vers Kyoto, le professeur Yamasawa traverse un village frappé par la sécheresse, perdu au milieu des montagnes. À proximité se trouve l’étang du Démon, objet de superstitions de la part des habitants. En effet, si la cloche du village ne sonne pas quotidiennement, le dragon retenu au fond de l’eau serait libéré et provoquerait un déluge mortel. L’arrivée de Yamasawa chez Akira et Yuri, le couple chargé de faire respecter cette tradition immuable, va bientôt mettre en péril cet équilibre…

Après une projection au festival de Cannes dans la sélection Cannes Classics, puis une ressortie au cinéma en septembre 2021 dans une magnifique version restaurée en 4K, Carlotta édite L’étang du démon en Bluray et en Dvd pour notre plus grand plaisir.

Shinoda que nous avions découvert dans les années 2000 grâce au coffret les introuvables avec 4 de ces œuvres (Assassinat, La guerre des espions, Double suicide à Amajima et Fleur pâle) fait l’objet d’un revival si l’on peut dire depuis que Martin Scorsese a réadapté le roman Silence, dont Shinoda avait été le premier à proposer un film au cinéma en 1971, qui fût sélectionné à Cannes. Depuis Carlotta a ressorti Silence au cinéma et en Bluray, et aujourd’hui c’est au tour de L’étang du démon de profiter d’une restauration ainsi qu’une ressortie et une magnifique édition.

Réalisateur de la nouvelle vague japonaise, Shinoda se tourne dans les années 70 vers un cinéma plus classique, des fresques historiques ou encore ce conte adapté d’une pièce de Kabuki.

Du Kabuki, il en empreinte les codes théâtraux, le monde des démons du lac est clairement la scène face aux spectateurs que sont les villageois. La scène est volontairement statique à travers des plans d’ensemble dans lesquels on observe toute la troupe de fantômes derrière le personnage principal de Shurayuki. La théâtralité à travers les costumes, les maquillages, la lumière, l’atmosphère apporte une étrangeté qui fonctionne à merveille, nous ne sommes plus dans le film classique, mais bien dans un entre-deux (monde), à la frontière du réel et du fantastique, du monde des vivants et celui des morts.

Aussi, ce qui surprendra le plus le public occidental, mais qui respecte entièrement la tradition japonaise, l’acteur de Kabuki Tamasaburo Bando interprète les rôles féminins principaux. Si on ne le sait pas, on ne peut se douter que c’est un acteur qui joue à la fois Yuri la villageoise dont la mission est de contenir les démons en sonnant la cloche, et le même acteur qui joue également la menace, à savoir la princesse du Lac.

 

Le film nous montre une double opposition, un Japon moderniste (le professeur Yamasawa) qui se confronte au Japon rural dont les traditions millénaires essayent de perdurer, ainsi qu’une opposition ou plutôt une juxtaposition Cinéma vs Théâtre, et bien entendu Homme/ Femme. Shinoda réussit le tour de force de nous faire voyager dans la quintessence de l’art japonais et toute sa subtilité, mais aussi décrit avec maestria le spirituel japonais (renvoyant à Silence quelques années auparavant) à travers le pan Shintoïste, naturaliste, ici le Lac est vivant et risque de dévoiler sa colère. Des œuvres récentes nous font penser à l’étang du démon comme par exemple Your Name de Makoto Shinkai décrivant une opposition ville/ campagne, une catastrophe naturelle, mais nous montre aussi des traditions ancestrales comme le tressage, et enfin le mélange des genres, ou plutôt l’inversion de ceux-ci dans le cas de Kimi no na wa… À n’en pas douter, le film de Shinoda a sûrement marqué des générations de japonais par sa richesse thématique, sa beauté et sa complexité.

Enfin, bien que très théâtrale, le film dévoilera une scène catastrophe d’une grande intensité et des plus cinématographique avec des effets spéciaux tout à fait surprenants et réussis.

La restauration est à la hauteur du film, la copie rend hommage à la magnifique photographie de Masao Kosugi et Noritaka Sakamoto. En bonus, deux interviews dont une de Fabien Mauro sur les effets spéciaux du film. Aussi Shinoda en personne a enregistré un message émouvant en Juillet 2021 à destination de Cannes Classics. Il n’a pas pu faire le déplacement dû à la pandémie.

 

En conclusion : L’étang du démon est une œuvre inclassable, majestueuse, complexe, qui vous plongera dans un monde à la fois traditionnel et surnaturel, avec une prestation exceptionnelle de Tamasaburo Bando. Le film est une porte d’entrée vers le Kabuki, qui donnera envie aux plus motivés de prendre un billet vers le Japon pour aller assister à une pièce. Shinoda, malgré d’un déficit de reconnaissance ici, reste un très grand metteur en scène japonais, dont l’œuvre se doit être reconnue à sa juste valeur. Merci à  Carlotta de nous la faire (re) découvrir.

4.5