Critique: « The Bare-footed kid » de Johnnie To

Année
1993
Pays
Hong-Kong

 

Les chaussons rouge sang

 

En juillet dernier, Spectrum Films inaugurait sa collection dédiée à la Shaw Brothers, le mythique studio ayant, des années durant, régné sans partage sur le cinéma hongkongais.

Pour ouvrir le bal, l’éditeur a choisi de jouer la carte de l’originalité en préférant aux classiques de la firme un long-métrage de moindre notoriété, The Bare-footed Kid, sorti en 1993 et signé Johnnie To. Egalement connu dans nos contrées sous le titre Le vagabond, il s’agit du remake d’un succès des années 70, Les Disciples de Shaolin, que l’on doit à Chang Cheh, l’un des réalisateurs les plus talentueux de la compagnie.

Depuis, le catalogue de l’éditeur s’est enrichi d’autres œuvres du « maitre du polar », avec notamment l’intégral de la saga policière Tactical Unit, dont il a assuré la production des six volets et réalisé le premier d’entre eux, P.T.U.

Spectrum Films continue son passage en revue de la filmographie de Johnnie To en nous proposant Lifeline et Loving You, également réalisés sous la houlette de la Shaw Brothers et réunis au sein d’un même coffret, sorti un peu plus tôt cette semaine.

L’occasion de revenir sur l’unique incursion du cinéaste dans le film de kung-fu, pour le grand écran du moins.

Un jeune paysan analphabète et sans-le-sou arrive en ville avec une seule idée en tête : gagner de quoi s’acheter une paire de chaussons neufs et ne plus avoir à marcher pieds-nus. Muni d’une lettre de recommandation rédigée par son défunt père, le garçon se rend chez les « Tisserands des Quatre Saisons », un établissement où officie Tuen Ching-wan, ancien général recherché par les autorités et ami de la famille. La quiétude de son nouveau foyer est hélas bien vite menacée lorsque l’apprenti se retrouve entrainé dans un conflit opposant la teinturerie aux « Dragons Fileurs », une maison concurrente appartenant au cruel et perfide Hak Wo-po, qui tient la ville sous sa coupe. Kwan Fung-yiu devra alors user de ses talents de combattant pour mettre fin aux hostilités et par-dessus tout sortir de sa condition.

 

 

Alors que se profile à l’horizon la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la Chine, avec son lot d’incertitudes, la Shaw Brothers n’est, en ce début de décennie, plus que l’ombre de ce qu’elle a été.

En 1986, les pontes du studio avaient même fait le choix de stopper la production de films pour recentrer son activité sur les œuvres destinées au petit écran, avant de revenir sur cette décision quelques années plus tard.

Bien que les budgets alloués aux productions cinématographiques soient désormais plus modestes, le film de Johnnie To n’est pas en reste coté casting.

Le rôle-titre revient ainsi à Aaron Kwok, superstar de la cantopop et danseur émérite, qui interprète d’ailleurs l’une des chansons du film.

A ses côtés, on retrouve la muse de Wong Kar-wai, Maggie Cheung, Ti Lung, l’un des acteurs emblématiques de la Shaw Brothers, dont la carrière aura entre-temps trouvé un nouveau souffle grâce à John Woo, la chanteuse et actrice taiwanaise Jacklyn Wu ainsi que Cheung Siu-fai, que l’on reverra souvent chez Johnnie To par la suite.

Ce film marque également la première collaboration entre le metteur en scène et son scénariste attitré, Yau Nai-hoi.

Si Johnnie To est un cinéaste aguerri lorsqu’il se voit confier le projet; il compte déjà plus d’une dizaine de long-métrages à son actif, en plus de ses travaux passés pour la télévision, film; l’ombre de deux grands maitres du cinéma hongkongais plane malgré tout sur son film :

Celle de Chang Cheh, surnommé « l’Ogre de la Shaw Brothers », et, à plus forte raison, celle de l’autre figure de proue du studio, Liu Chia-lang, réalisateur, entre autres, du cultissime La 36ème Chambre de Shaolin, qui apporte ici son savoir-faire en tant que chorégraphe des scènes de combat, poste qu’il occupait déjà sur le film original.

À première vue, The Bare-footed kid n’est pas l’œuvre la plus personnelle de Johnnie To, de par son statut d’œuvre de commande et de remake d’un succès passé du studio. Pour autant, on y retrouve la plupart de ses thèmes de prédilection comme le sens de l’honneur ou la fatalité, assortis d’un regard incisif sur la société, qu’il s’agisse de celle d’antan ou de celle d’aujourd’hui, et les rapports humains.

Les deux premières scènes donnent d’ailleurs le ton.

Dans un monde corrompu où seuls l’argent et la loi du plus fort prévalent, les nécessiteux n’ont d’autre choix que de se livrer à toute sorte de larcins, comme rançonner une procession nuptiale, ou de s’affronter dans des combats acharnés pour gagner de quoi survivre.

« Les perdants ne sont que des déchets ! »

Tel est la devise d’Hak Wo-po, qu’il s’agisse des oiseaux qu’il dresse au combat, des concurrents qui se pressent dans son tripot pour participer au tournoi d’arts martiaux qui y ait organisé ou même de ses propres hommes.

 

 

Qu’ils soient de basse extraction, comme notre héros, notables installés ou commerçants aisés, les protagonistes seront tous sans distinction confrontés à l’injustice et la corruption sévissant en ville et dans le reste du pays sous la férule du pouvoir mandchou, un thème récurrent dans le cinéma d’arts martiaux hongkongais.

Les rapports de classe vont à ce titre constituer l’un des principaux ressorts de l’intrigue.

Dans un premier temps, l’ascension sociale du va-nu-pieds passera par l’éducation.

Désireux d’apprendre à écrire et savoir lire son prénom, Kwan Fang-yiu s’en va frapper à la porte d’une école où enseigne la jeune institutrice Wah Wong-lin.

Bien que leur relation parte du mauvais pied, les deux jouvenceaux finissent par se rapprocher et développer des sentiments l’un pour l’autre. Cette idylle naissant se heurte toutefois à l’hostilité du père de la demoiselle, qui souhaiterait donner la main de sa fille à Yuen Tin-yau, le nouveau magistrat en poste dont il est l’instructeur.

Témoin des temps troublés que traverse la métropole insulaire au cours de la période de transition entourant la rétrocession de 1997, il fait partie de ceux qui préfèrent rester à Hong-Kong plutôt que de céder aux chants des sirènes d’Hollywood comme certains de ses confrères, et peintre affuté du monde souterrain des triades, Johnnie To n’a cessé d’aborder et de dénoncer la corruption gangrénant l’appareil d’état, la cupidité érigée au rang de principe ainsi que l’ivresse du pouvoir.

Notons d’ailleurs que ce sont des personnes issues de la classe moyenne et des couches défavorisées, le jeune vagabond en tête, qui, face à l’impuissance, la passivité voire la complicité des autorités à l’égard de la corruption, se dresseront contre le potentat et mettront fin à son règne de terreur.

Une iniquité notamment illustrée par l’ambiguïté dont fait preuve le personnage du jeune magistrat, lui aussi fraichement arrivé en ville. En dépit des intentions louables qui l’animent initialement, il préfèrera au final laisser le jeune vaurien régler son compte au scélérat à sa place, quitte à ce que ce dernier risque sa vie, étant entravé par sa hiérarchie et ne disposant pas de suffisamment de preuves contre Hak Wo-po.

Essuyant une nouvelle humiliation dûe à son impécuniosité, le va-nu-pieds prend la ferme résolution de ne plus se laisser marcher dessus en devenant quelqu’un. Alléché par la récompense promise aux vainqueurs, il s’inscrit au tournoi d’arts martiaux où ses dons de combattant attirent l’attention d’Hak Wo-po, qui décide d’en faire son nouvel homme de main.

 

 

Cherchant à l’amadouer, il commence par le nommer chef de sa garde rapprochée et lui offre une nouvelle garde-robe avec des chaussons flambant neufs qui ont tôt fait de remplacer la paire élimée que lui avait donné Tuen Ching-Wan lors de sa première nuit passée chez les « Tisserands des Quatre Saisons ».

 

 

Cet embourgeoisement se traduit par un net changement de son apparence. Outre les beaux habits dont il est désormais revêtu, le visage de l’ancien apprenti n’est plus recouvert de crasse.

Une ascension qui n’est pas sans rappeler celle du protagoniste d’un autre film de Chang Cheh, Le Justicier de Shanghai, sorti en 1972. Se déroulant au début du siècle dernier, le long-métrage narre le parcours d’un jeune chien fou débarqué de sa province qui gravira les échelons de la pègre à la force de ses poings avant de connaitre un destin funeste.

Ni l’opulence ni les avantages que lui procurent sa nouvelle position, comme par exemple son succès soudain auprès de la gente féminine, ne sauront pourtant combler le pauvre Kwan Fung-yiu. Dépité, celui-ci va se mettre à boire comme un trou. Il finira toutefois par prendre conscience de son erreur et se retournera alors contre son soi-disant bienfaiteur.

Même si Johnnie To l’a par la suite désavoué, The Bare-footed kid n’en porte pas moins la patte caractéristique de son réalisateur, décrit comme un artiste « caméléon » pour sa capacité à jongler avec les registres d’un film à l’autre.

Versatilité qui transparait dans le film. Durant une bonne partie du récit, le ton demeure dans l’ensemble assez léger malgré des passages sérieux de temps à autre, laissant augurer la suite des évènements.

Le personnage de Kwan Fung-yiu s’apparente ainsi à ceux interprétés par Jackie Chan dans ses films comiques; gaffeur et bêta mais ayant un bon fond.

Une rupture s’opère cependant dans le dernier acte, faisant basculer l’intrigue dans la tragédie. Revirement qui se traduit par un changement dans le manière de filmer l’action.

 

 

Deux ans auparavant, Tsui Hark avait redéfini la grammaire du cinéma d’action hongkongais avec le premier volet de la saga Il était une fois en Chine.

Johnnie To saura s’en inspirer en adoptant un style radicalement différent de celui de Liu Chia-lang : Cadrages distordus, ralentis, accélérations, flou, montage nerveux pour mieux souligner l’intensité des pugilats…

La scène dans laquelle le personnage joué par Ti Lung transmet au héros l’arme que lui avait confié le père de ce dernier, après lui avoir fait une démonstration de son maniement, peut à cet égard être interprété comme une allégorie du passage de flambeau entre ces deux générations de cinéastes hongkongais.

D’une durée assez courte, le film ne fait pas dans le détail et va à l’essentiel. C’est d’ailleurs l’un des reproches que l’on pourrait lui faire dans la mesure où certains personnages auraient sans doute gagné à être développé davantage.

Comme à son habitude, Spectrum Films s’est retroussé les manches pour nous offrir une édition soignée, agrémentée comme il se doit de divers bonus fort agréables et instructifs.

Au programme :

-Une présentation du film par le spécialiste du cinéma HK Arnaud Lanuque, journaliste à L’Ecran Fantastique et auteur de l’incontournable encyclopédie Police vs Syndicats du crime : Les polars et films de Triades dans le cinéma de Hong-Kong parue en 2017 aux éditions Gope.

-Une conversation à bâtons rompus avec le critique Yannick Dahan, que l’on a pu voir dans diverses émissions du groupe Canal + consacrées au cinéma de genre.

Transformations formelles au crépuscule d’un genre : Une analyse dans laquelle l’une des scènes de combat est disséquée image par image.

En résumé, un film à ne pas manquer pour tous les aficionados de cinéma d’arts martiaux et les fans de Johnnie To curieux de découvrir une œuvre du metteur en scène jusqu’ici passée sous les radars !

 

The Bare-footed kid, Johnnie To, Hong-Kong, 1993. Durée : 1H30. Disponible chez Spectrum Films.

The Bare-footed-Kid
3.5