Palme d’Or à Cannes en 1983, La Ballade de Narayama est un film qui a laissé son empreinte sur le cinéma japonais. Shōhei Imamura, réalisateur provocateur, proposait une interprétation aussi brutale que touchante de Narayama, une nouvelle de Shichirō Fukazawa qui imaginait un village perdu dans les montagnes où la nourriture régit loi et morale. La question de la famine est centrale, et le cinéaste s’approprie cette idée dans un film bouleversant. La Ballade de Narayama a par ailleurs bénéficié d’une nouvelle sortie en France début 2020 dans une version restaurée en 4K à partir du négatif orginal, chez La Rabbia, nous donnant une belle occasion de revenir sur ce monument du cinéma.
Shōhei Imamura ouvre son film sur un long plan qui traverse la montagne, montrant un minuscule village isolé de tout. Sous des neiges qui semblent éternelles se dessinent les contours de petites habitations où résident une poignée de villageois qui survivent comme ils peuvent, dans une ambiance glaciale où les stalactites sont légion. Sous l’impulsion de Orin, l’aînée du village, ils tentent de faire face à la famine qui les touche en récupérant des vivres ici et là sur une terre qui peine à leur donner de quoi se nourrir. Mais Orin, si elle a encore toutes ses dents et toute sa tête, est résignée et prête à partir : la coutume de l’ubasute veut que les plus jeunes envoient leurs aînés en mauvaise santé mourir au sommet de la montagne Narayama.
La Ballade de Narayama est d’une cruauté terrible, la coutume racontée dans le film relève vraisemblablement de la légende plus que de la réalité, mais elle sert de point d’ancrage au réalisateur qui tente de raconté l’humain au travers, paradoxalement, de son inhumanité. Les anciens se laissent mourir à l’âge de 70 ans pour laisser la place aux plus jeunes, qui ont certainement plus d’intérêt pour la communauté, alors que la famine les frappe de plein fouet et les oblige à rationner le peu de nourriture qu’ils parviennent à obtenir en cultivant péniblement quelques légumes et en chassant de bien maigres animaux. Le film aborde des questions de subsistance et de sacrifice, de mise à l’écart de quelques anciens pour donner une chance supplémentaire aux plus jeunes de survivre dans des conditions difficiles. Le village est pauvre et isolé, il obéit aux lois de la nature pour se nourrir, se chauffer et survivre, mais son humanité reste prégnante au travers des relations qui unissent les habitants, malgré la réalité scabreuse et parfois très choquante, à l’image de quelques scènes particulièrement dérangeantes avec des nourrissons et punitions violentes. Ils vivent leurs émotions par leurs liens familiaux, mais aussi le désir sexuel qui se manifeste régulièrement -même si on s’interroge sur la notion de plaisir que ne semblent pas éprouver grand monde.
Le peuple raconté par Imamura n’est pas inhumain : ses actions sont d’une cruauté terrible, le cinéaste effectue d’ailleurs un parallèle constant entre l’homme et l’animal. Les faibles sont écartés de la communauté tandis que les voleurs sont enterrés vivant en punition pour avoir mis en péril l’équilibre du village. Mais on voit apparaître dans les derniers instants du film une certaine humanité, quand, le fils aîné ayant amené sa mère au sommet de la montagne pour la laisser y mourir, l’étreint de toutes ses forces comme un dernier moment de douceur entre une mère et son fils. Le rôle de la mère était fondamental dans la communauté, elle cherche d’ailleurs à régler toutes les affaires familiales avant de partir, notamment en cherchant une femme pour son fils aîné. Mais dans une formidable dernière séquence, une longue ascension de la montagne où la ballade de Narayama, chanson fredonnée par les habitants depuis des générations en racontant la légende, devient réelle. Le temps s’arrêté, la musique disparaît alors que le fils aîné amène sa mère vers la mort au milieu de restes humains qui attirent tous les corbeaux de la région. Le rite de l’ubasute est d’une cruauté terrible, mais il tranche avec ce moment d’émotion qui prend une tournure bouleversante où la relation mère-fils dépasse la cruauté ambiante.
La mise en scène de Shōhei Imamura est remarquable en ce qu’elle parvient à saisir chaque détail, chaque indice des restes d’humanité dont sont encore capables de faire preuve ces personnes qui ont aboli toute forme de morale au sein de leur communauté. La mort prend une signification bien différente, et c’est ce que raconte le cinéaste en insistant sur les horreurs que doivent traverser les habitants du village isolé pour pouvoir survivre. Il montre la gigantesque montagne qui semble être faite de chemins interminables, la neige qui recouvre péniblement des terres presque arides qui ne donnent plus grand chose, et la désolation qui les entoure sans cesse. Les corps abandonnés, les violences passées et la loi qui n’a de considération que pour la famine qui les touche font de La Ballade de Narayama un film tour à tour cruel, choquant et bouleversant. Certainement pas à mettre entre toutes les mains, mais cela n’en fait pas moins une Palme d’Or bien méritée tant le film est impressionnant.
Bonus : L’édition vidéo DVD et Blu-ray sortie récemment par le label La Rabbia offre une version restaurée en 4K, néanmoins il est difficile pour nous de nous exprimer pleinement sur le sujet : nous n’avons eu accès qu’à un simple DVD ne rendant pas vraiment hommage à la restauration annoncée. Quant au contenu bonus, on peut compter sur un intéressant documentaire intitulé L’Héritage de Shōhei Imamura où Max Tessier, Bastian Meiresonne et Daisuke Tengan (fils de Shōhei Imamura) abordent à la fois la production difficile du film, de par son budget et ses conditions de tournage, mais également son parcours à Cannes. Palme d’Or étonnante, le film ne suscitant à l’époque aucune attente particulière alors qu’il est opposé au Furyo du populaire Nagisa Ōshima et à des films de Bresson et Tarkovski, La Ballade de Narayama a connu une épopée pleine de surprises lors d’un Festival qui semblait vouloir porter son regard sur un cinéaste moins en vogue. Le documentaire dure une cinquantaine de minutes et apporte son lot d’anecdotes sympathiques sur le film et le mythe qui l’entoure, un ajout bienvenue pour le remettre en contexte.