Le cinéma est rempli de fresques pouvant dépasser les trois heures. Parfois, la durée n’est pas appropriée et l’ennui se fait sentir. Mais souvent, un réalisateur parvient à vous captiver sur une durée longue grâce à un scénario intéressant. Le réalisateur philippin Lav Diaz est connu pour réaliser des longs-métrages d’une durée assez impressionnante, pouvant aller d’1h10 à 9 heures.
Son dernier film Halte (2019) ne déroge pas à la règle du haut de ses 4h36. Voir un tel film au cinéma relève d’une expérience particulière et autant dire que vous avez intérêt à ne pas y aller fatigué. Il y aura certainement des courbatures, le dos qui craque et peut-être une boisson caféinée pour vous aider à tenir jusqu’au bout. Mais à la fin, vous serez certainement contents d’avoir relevé le défi de Lav Diaz.
Halte plonge l’Asie du Sud-Est dans le noir, suite à des éruptions volcaniques survenues dans la Mer de Célèbes en 2031. Diaz présente un monde où la seule lumière est l’électricité, évoquant une catastrophe écologique qui pourrait bien arriver tôt ou tard dans notre réalité. La saga Matrix (1999-2003) avait montré l’Homme responsable de sa propre perte, se privant de ses ressources solaires. Ici, c’est la nature qui se venge, imposant l’obscurité à l’Homme. Une toile de fond qui permet au réalisateur d’utiliser un noir et blanc saisissant.
Passé ce contexte, le réalisateur évoque aussi bien la dictature de Ferdinand Marcos (*) que l’actualité. Il présente un dictateur particulièrement grossier et instable, doublé d’un grand amateur de génocides de masse. Le genre à ordonner une descente dans une boîte de nuit pour dézinguer des opposants ou à organiser une attaque bactériologique « en hommage » aux bombes nucléaires envoyées sur le Japon en août 1945. Un personnage admirablement joué par Joel Lamangan, permettant plusieurs moments de folie furieuse.
Le personnage fait écho à Marcos, mais également à l’actuel président des Philippines Rodrigo Duterte, grand amateur des déclarations polémiques et ayant fait des narcotrafiquants des cibles à abattre. Des dirigeants qui ont eu du sang sur les mains plus d’une fois, que ce soit en tuant des opposants politiques ou en participant à des meurtres comme bons nombres de dictateurs avant, pendant et après eux. Le président Navarra fait exactement la même chose en s’en prenant à ses adversaires, qu’ils soient dans son gouvernement, résistants ou même liés à l’Église.
Diaz ne s’attarde pas que sur le président, puisqu’il jongle avec différents points de vue. La garde rapprochée de Navarra est symbolisée par un couple lesbien (Hazel Orencio et Mara Lopez). Les opposants réunissent une psychiatre ayant écrit un livre contre le gouvernement (Pinky Amador), un prêtre aidant les plus démunis (Noel Miralles) ou plus simplement des résistants, dont un tireur en passe de devenir aveugle (Piolo Pascual). Enfin nous avons les citoyens laissant faire et ceux qui essayent de changer un peu le quotidien.
Parmi le peuple se trouve Hamilda (Shaina Magdayao), une professeure devenue prostituée amnésique suite à un traumatisme. Hamilda permet de faire le lien avec plusieurs personnages, que ce soit l’une des militaires (qui est une de ses clientes), la psychiatre (qui l’aide à retrouver la mémoire) ou même le prêtre. Elle est ainsi le témoin privilégié de la crise en cours, que ce soit dans un couple ou dans la politique frappadingue de Navarra. De plus, son travail confirme une déshumanisation consciente de la société, puisqu’elle ne doit pas réagir aux actions de ses clients. Quitte à ce que cela prenne une direction horrible (cf sa première mission).
Passer d’un personnage à l’autre donne une dynamique au film et la durée finit par passer sans problème. Par cette multiplicité des points de vue, Lav Diaz autopsie un pays en crise à travers un récit universel. Halte a beau se situer aux Philippines, il peut très bien se dérouler dans d’autres pays sans que cela ne change le contenu du film et peut ainsi parler à un public large.
(attention spoilers) Halte montre une époque peu reluisante et violente, mais avec encore de l’espoir. Le dénouement du film semble le confirmer, avec une jeunesse responsable involontairement de la chute inévitable de Navarra. Le plus ironique est que Navarra a beau être partout dans les médias ou même affiché sur les murs ; la population ne le reconnaît pas quand elle le croise. Le président n’est finalement qu’un homme parmi tant d’autres, alors même qu’il a été montré durant tout le film comme un homme puissant ayant droit de vie ou de mort sur son peuple. Une situation parfaitement absurde. (fin des spoilers)
Halte est une fresque passionnante et terriblement contemporaine, entraînant le spectateur dans un cauchemar aussi violent qu’absurde. Mais dans un monde de fous, l’espoir finit toujours par émerger.
* Dictateur ayant dirigé les Philippines entre 1965 et 1986.