A l’occasion de la sortie du film Les Éternels (Ash is purest white) demain, voici une interview réalisée par Tony Rayns en avril dernier. L’occasion de revenir avec JIA Zhang-Ke, le réalisateur sur son film, ainsi que de poser quelques questions à Zhao Tao et Liao Fan à l’affiche du film.
Entretien avec JIA Zhang-Ke :
La structure des ÉTERNELS fait écho à AU-DELÀ DES MONTAGNES, mais le ton et les personnages sont très différents cette fois. Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à des personnages de la pègre du jianghu ?
La mystique du jianghu joue un rôle très important dans la culture chinoise. De nombreux groupes appartenant à la pègre se sont formés dans la Chine ancienne, très ancrés dans certaines régions ou industries. Ces réseaux transcendaient les relations familiales et les clans locaux, apportaient un soutien et un mode de vie aux personnes les plus démunies. Le symbole spirituel le plus connu de la culture du jianghu est Lord Guan. Il représente la loyauté et la rectitude, valeurs fondamentales du jianghu. Vous en voyez un exemple dans la scène d’ouverture du film : le personnage de Jia refuse de reconnaître sa dette envers quelqu’un, et Bin lui fait avouer la vérité devant la statue de Lord Guan, leur totem spirituel.
Après la victoire communiste de 1949, les groupes de la pègre chinoise ont disparu petit à petit. Les personnages des ÉTERNELS ne font pas partie des gangs au sens ancien du terme. Ils se sont créés après la politique « de réforme et d’ouverture » de la fin des années 1970 et ont hérité de la violence des années de la révolution culturelle. Ils ont tiré leur morale et leurs règles des films de gangster hongkongais des années 1980. Ils ont tissé de nouvelles formes de relations comme façon de survivre et de s’aider les uns les autres dans un climat de changements drastiques qui avaient alors lieu en Chine. Le jianghu est un monde d’aventures et d’émotions qui n’existe nulle part ailleurs. Je me suis toujours intéressé aux histoires d’amour du jianghu, où les amants ne craignent ni l’amour ni la mort. L’histoire de ce film se déploie entre 2001 et 2018, dans des années d’immense agitation sociale. Les valeurs traditionnelles des habitants et leur mode de vie ont changé du tout au tout au cours de ces années. Pourtant, le jianghu reste attaché à ses propres valeurs et codes de conduite, et fonctionne de façon indépendante. Cela peut paraître paradoxal mais je trouve cette situation fascinante. Qiao et Bin ne sont pas mariés. Je pense que c’est leur destin, mais c’est aussi un symbole de leur caractère rebelle.
Vous êtes-vous appuyé sur des faits concrets, comme vous l’aviez fait pour A TOUCH OF SIN, ou s’agit-il entièrement de fiction ?
C’est de la fiction mais qui s’inspire de toutes sortes de rumeurs du jianghu. Certains détails m’ont été apportés par des amis.
Dans la première partie, vous avez utilisé des images que vous aviez tournées il y a presque vingt ans. Ces images ont-elles été le point de départ du projet ?
J’ai acheté ma première caméra vidéo en 2001. Je l’ai prise avec moi à Datong dans la province du Shanxi à ce moment-là, et j’ai tourné des heures, de façon complètement aléatoire. Je filmais les ouvriers dans les usines, aux arrêts de bus, dans les bus, dans les salles de danse, dans les saunas, les karaokés, toutes sortes de lieux. J’ai filmé ainsi jusqu’en 2006, l’année où j’ai réalisé STILL LIFE.
Récemment, quand je me suis replongé dans ces images, je me suis rendu compte qu’elles m’étaient de plus en plus étrangères. J’avais toujours pensé que les changements dans la société chinoise se faisaient petit à petit, qu’ils n’arrivaient pas du jour au lendemain. En regardant ces images passées, j’ai été très surpris de constater combien les choses avaient changé rapidement. C’est seulement lorsque je regarde ces vidéos que je me rappelle à quoi ressemblait la ville à cette époque.
Avant d’écrire le scénario des ÉTERNELS, j’ai fait un documentaire de dix minutes à partir de ces images, ce qui a ravivé beaucoup de souvenirs en moi. LES ÉTERNELS commence par une scène tournée dans un bus. Je voulais commencer par cette scène parce que les voyages jouent un rôle important dans la mythologie du jianghu. Les récits des légendes du jianghu soulignent toujours le caractère aventureux de ceux qui errent. Les visages qu’on voit dans le bus me rappellent une maxime philosophique : « S’il y a des gens, le jianghu existe. » Le mot « jianghu » signifie littéralement « rivières et lacs », mais dans la philosophie chinoise, le terme désigne des « gens différents ». Les personnages du film ont rencontré plus de personnes que la plupart d’entre nous. Il fallait donc que le film commence par une image de groupe.
Vous êtes retourné aux Trois Gorges pour la partie centrale du film. C’est une région qui représente à la fois le progrès, le développement chinois ainsi que la disparition des vieilles communautés et des traditions. Qu’est-ce qui continue de vous attirer là-bas ?
Oui, c’est devenu un lieu important dans mes films, à la fois parce que cette région illustre les changements radicaux de la Chine moderne, et parce que le paysage reste plus ou moins inchangé. Le paysage ressemble toujours à de la peinture chinoise traditionnelle.
La région des Trois Gorges se trouve sur le fleuve Yangtze (en chinois, le « Changjiang »), où chaque canton possède son propre port sur le fleuve. Un nombre incalculable de bateaux déverse des foules de gens tous les jours, et en ramène autant. Il y a un mouvement incessant et une impression de chaos. Le projet de barrage dans la région a forcé beaucoup de personnes à partir. D’un côté, il s’agit d’un gigantesque projet ; de l’autre, des familles et des liens ont été brisés. L’histoire de ce film commence à Datong, dans la province du Shanxi, dans un nord froid et aride, puis se déplace dans les Trois Gorges, dans un sud-ouest chaud et humide. Les différences radicales de paysage ont ouvert un vaste espace pour le film. Qiao se lance dans un long voyage d’exil, du Shanxi jusqu’au Xinjiang dans le lointain nord-ouest, où elle rêve d’une vie nouvelle. Elle parcourt plus de 7 700 km dans le pays au cours de cette histoire.
Les populations qui vivent dans la région des Trois Gorges parlent toutes des dialectes distincts, et je voulais justement parler également de la diversité linguistique dans mon film. Dans la première partie, on entend le dialecte du Shanxi, et dans la partie centrale, c’est le dialecte de Chongqing, plus aigu.
Vous montriez un monument qui décolle comme une fusée dans STILL LIFE. Vous intéressez-vous particulièrement aux ovnis ? Dans ce film, le personnage qui vient de Karamay et qui veut créer du tourisme autour des ovnis est l’un des personnages les plus fascinants.
Ces dernières années, j’ai passé beaucoup de temps dans ma ville natale, à Fenyang dans la province du Shanxi. Je vis dans un village de la région. À la nuit tombée, il y a toujours des millions d’étoiles dans le ciel et la lune semble particulièrement brillante. Le ciel la nuit me fait penser à l’espace et aux autres planètes. Je me suis surpris à me poser des questions sur les extraterrestres. La plupart du temps, ce n’est que fantasme mais ça vous pousse à réfléchir à la vie humaine sur Terre d’un point de vue nouveau et global.
D’une certaine façon, le personnage des ovnis dans le film parle en notre nom à tous lorsqu’il ressasse ses théories sur les visiteurs de l’espace. Ce qu’il exprime, indirectement, c’est la solitude de l’espèce humaine dans ce vaste univers. Peut-être révèle-t-il l’essence de notre existence.
Vous êtes l’un des cinéastes chinois les plus cinéphiles, et je me demandais si vous aviez des films de jianghu en tête quand vous avez fait ce film ?
La plupart des classiques du jianghu dans le cinéma de Hong Kong, de Zhang Che à John Woo en passant par Johnnie To, comptent parmi mes films préférés. Quand j’étais au collège, j’en ai beaucoup vu, partout où on pouvait voir des vidéos importées. Dans LES ÉTERNELS, j’ai utilisé la bande son du film THE KILLER de John Woo, lors de la scène du karaoké et de la fusillade dans la rue. Et j’ai aussi utilisé la chanson de Sally Yeh, Qianzui Yisheng (« Îvre pour la vie ») dans un grand nombre de mes films. Pour moi, elle a saisi la voix de l’amour du jianghu. Il y a aussi un court extrait du film de Taylor Wong, TRAGIC HERO, dans mon film.
Vous avez travaillé avec un nouveau directeur de la photographie cette fois-ci (Eric Gautier, connu pour son travail avec Olivier Assayas, Walter Salles et Leos Carax, entre autres). L’expérience a-t elle été très différente de votre travail habituel avec votre directeur de la photographie habituel, Yu Lik-wai ?
Je travaille avec Yu Lik-wai depuis mon premier film XIA WU (PICKPOCKET), mais quand je suis entré en pré-production pour LES ÉTERNELS, il préparait un film qu’il voulait réaliser lui-même et il n’avait pas le temps de travailler sur ce projet. Nous avons tous les deux pensé en même temps à Eric Gautier pour le remplacer. Yu parle très bien français, il a donc contacté Eric de ma part et l’a invité à venir en Chine pour travailler sur le film.
Ma première rencontre avec Eric s’est passée à Pékin. Il était en train de travailler avec Olivier Assayas à l’époque. J’avais déjà été impressionné par son talent dans les films d’Assayas et de Walter Salles. Ça a donc été un grand honneur de pouvoir travailler avec lui. La première difficulté à laquelle Eric a dû faire face a été le problème de la langue, mais il n’a cessé de me surprendre sur le tournage par sa connaissance parfaite du scénario. Il connaissait toutes les répliques des acteurs par cœur. Même quand un acteur improvisait et sortait du scénario, il le comprenait immédiatement. Donc finalement, la langue n’a pas été un problème. Nous avons été d’accord systématiquement sur les personnages et les lieux du film. Après quelques jours de tournage, j’ai changé le planning des scènes mais ça ne l’a pas dérouté, il m’a suivi. Je suis ravi d’avoir trouvé un autre directeur de la photographie qui me soutienne dans le travail de l’image.
Eric a très bien accueilli le matériau que j’avais tourné avec ma vieille caméra DV. Nous avons décidé d’utiliser cinq caméras pour le film, pour que les différentes textures d’images aident au déploiement du récit au fil du temps qui passe. Nous avons utilisé les rushes en DV pour les premières scènes, puis plus tard, de la beta numérique et du HD. Nous avons tourné en pellicule pour la partie dans les Trois Gorges. Et pour la dernière partie, nous avons essayé la caméra Red Weapon. Eric a réussi à harmoniser toutes ces sources et la texture des images a permis de faire renaître des souvenirs du passé.
Quatre réalisateurs très connus apparaissent au casting de votre film : Diao Yi’nan, Zhang Yibai, Xu Zheng et Feng Xiaogang. Pourquoi avoir choisi des réalisateurs ?
Oui, je les ai invités tous les quatre à jouer des seconds rôles ou à faire une apparition. Ils avaient tous participé à des films d’autres réalisateurs auparavant ; ils ont tous une vraie technique de jeu. Nous ne faisons pas le même genre de films, mais ce tournage nous a rapprochés car nous étions tous les cinq confrontés à des questions de cinéma, et nous nous sommes soutenus moralement tout au long de l’aventure. Comme des frères dans le jianghu.
J’ai toujours pensé que la carrière de cinéaste était risquée. Le titre chinois de ce film, Jianghu Ernü, signifie « Fils et filles de jianghu » et d’une certaine façon, il parle de nous tous qui faisons des films.
Entretien avec Zhao Tao :
Qiao est une dure dès le début du film, mais ses expériences de vie l’endurcissent encore davantage. Dans la dernière partie du film, elle fait très clairement payer à Guo Bin le fait qu’il l’a abandonnée. Que pensez-vous de l’hypothèse selon laquelle son histoire avec Bin pourrait durer ?
Au cours de leur histoire, Bin détruit le monde émotionnel de Qiao. C’est ce qu’elle lui dit dans la dernière partie du film, lorsqu’ils sont au stade : elle n’a plus de sentiments pour lui. Seule la « rectitude » demeure, la morale du jianghu. De mon point de vue, elle l’accepte par pure humanité, avec cette même dignité qui lui interdit de lui tenir la main dans la voiture. D’une certaine façon, c’est ce que contient le titre anglais du film : la cendre peut continuer de brûler mais il se peut aussi qu’elle ait refroidi.
L’apparence de Qiao (les costumes, le maquillage, etc.) vous a-t-elle
aidée à trouver le personnage ?
Avant le tournage, Jia Zhang-Ke m’avait dit que la Qiao que l’on voit à Datong dans la première partie du film ressemblait à mon personnage dans PLAISIRS INCONNUS (2002), et que la Qiao de la partie centrale, dans les Trois Gorges, aurait des points communs avec mon personnage dans STILL LIFE (2006). J’ai beaucoup aimé cette idée : puisque j’allais porter le même genre de vêtements et que j’aurais la même coiffure, il me serait plus facile de me replonger dans mon état d’esprit d’alors. Comme je devais marcher le long du fleuve Yangtze en plein cœur de l’été, j’ai même suggéré au réalisateur de me promener avec une bouteille d’eau, comme le faisait le personnage de STILL LIFE. Notre maquilleur français a été d’une grande aide, parce qu’il fallait que j’aie l’air d’une jeune femme de vingt ans dans la première partie de l’histoire.
Avez-vous déjà tiré un coup de feu dans la vie réelle ?
Non, jamais ! C’était la première fois dans la scène de la fusillade. En entendant le bruit du coup de feu qui résonnait dans la rue, je me suis dit que la jeunesse de Qiao avait disparu.
Entretien avec Liao Fan :
Votre première expérience de travail avec Jia Zhang-Ke a-t-elle été très différente de vos expériences avec d’autres réalisateurs ? Y a-t-il eu des surprises ?
Je me rappelle du tournage de la scène à Datong, où Guo Bin quitte l’appartement de Qiao et marche vers l’inconnu. C’est la dernière fois que l’on voit Bin dans le film. J’étais arrivé un peu en retard sur le plateau ce jour-là, et il m’a fallu un moment pour trouver Jia Zhang-Ke. Il était assis dans un coin et fumait un cigare. Je me suis approché et je me suis rendu compte, avec surprise, que des larmes coulaient sur ses joues. J’ai essayé de plaisanter pour détendre l’atmosphère : « Je suis désolé d’être en retard, mais pas la peine de le prendre comme ça ! Ça me stresse tout d’un coup ! » Il est resté silencieux pendant un moment, puis il m’a dit : « Ça n’a rien à voir avec toi. Simplement cette scène me rappelle la première fois que j’ai fugué de chez mes parents quand j’étais plus jeune. Je me sens un peu triste. » Curieusement, à ce moment-là, j’ai senti cette tristesse et ce sentiment de solitude m’envahir à mon tour. Comme nous étions dans cet état d’esprit, nous avons rapidement bouclé la journée. C’est l’une des rares fois où notre réalisateur a manifesté ses émotions pendant le tournage.
Dans la vie, Jia Zhang-Ke se comporte plutôt comme un professeur, doux, qui s’exprime clairement. Il écrit simplement mais de façon vivante. Il décrit exceptionnellement bien les situations de la vie quotidienne. Ses personnages expriment assez naturellement ce qu’il ressent, simplement à travers la façon dont ils se comportent dans la vie de tous les jours. À l’image, c’est très convaincant. Mais il est encore différent sur le plateau. Il est très présent, très audacieux, et il sent instinctivement les scènes qu’il veut construire. Le plaisir qu’il retire de la réalisation est communicatif et atteint l’équipe entière. Tout le monde le ressent.
J’imagine qu’il existe beaucoup de Guo Bin dans la vie réelle en Chine. Aviez-vous des modèles en tête lorsque vous avez travaillé le rôle ?
Je connais beaucoup de personnes autour de moi qui ont vécu des histoires comme celle de Guo Bin. Mon frère et ses compagnons, lorsqu’ils sont partis dans le sud, dans la province du Guangdong dans les années 1990, pour faire des affaires. Ou mon meilleur ami de jeunesse, qui n’a jamais quitté notre ville natale et qui n’a jamais accompli aucun de ses rêves. Ou le caïd légendaire, qui avait tout, et qui a soudainement disparu. Ou le jeune homme que j’ai interviewé un jour dans un hôpital, qui était en rééducation ; il commençait tout juste sa carrière quand il a eu une attaque. Toutes ces personnes renvoient à Guo Bin d’une façon ou d’une autre, et leurs expériences m’ont aidé à construire le personnage. Ce sont des gens qui n’acceptent pas leur « destin » passivement, qui mettent leur vie en danger pour résister, et qui ne se contentent pas de la vie qui semble avoir été tracée pour eux. Bien sûr, le résultat n’est pas toujours celui auquel ils s’attendaient.
Vous connaissez bien les films noirs et les personnages de films noirs, mais Guo Bin est peut-être plus en lien avec la réalité sociale actuelle que beaucoup d’entre eux. Que pensez-vous de son machisme ? Est-ce qu’il représente une figure masculine courante en Chine ?
Oui, il existe un grand nombre de Guo Bin en Chine aujourd’hui. Le statut social des femmes a grandement progressé, et je ne pense pas que son machisme soit réellement de la misogynie. Je pense que c’est surtout une réaction à la façon dont il se perçoit. À une époque de sa vie, il était un gros poisson dans une petite mare, il avait des désirs affirmés. Il a très bien compris que le statut social est lié à l’argent et au pouvoir.
Mais son heure de gloire est passée trop vite. Incapable d’accepter la défaite, il se bat pour continuer. C’est ce qui est au fondement de son machisme. Vous trouverez des hommes de sa sorte partout dans le monde.