Rétrospective Kenji Misumi : La Cinémathèque Française sort les katanas

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Giclées sanglantes, lames qui s’entrechoquent, loup solitaire.

Du 18 avril au 26 mai, la Cinémathèque Française met à l’honneur les chanbaras en consacrant une rétrospective à Kenji Misumi, l’un des maitres du film de sabres nippon. Outre Zatoichi et Baby Cart, sagas cultes du cinéma japonais des années 60-70, cette rétrospective met en lumière tout un pan méconnu de l’œuvre du cinéaste en proposant des films rares et inédits en France.

Enfant illégitime d’une geisha et d’un agent maritime qui pourvoira à son éducation essentiellement sur le plan financier, Kenji Misumi aurait initialement souhaité faire de la peinture sa vocation. Face au refus de son père, il entame à contrecœur des études au sein d’une école de commerce tout en travaillant en parallèle dans le restaurant de sa tante. C’est là qu’il fera par hasard une rencontre déterminante, celle de l’écrivain et dramaturge Kan Kikuchi. Ce dernier lui donne le contact de quelqu’un travaillant à la Nikkatsu, la plus ancienne société de production du cinéma nippon.

Désireux de se détourner de la carrière d’homme d’affaires que lui destinait son géniteur, avec qui il coupera définitivement les ponts, le jeune Kenji intègre le studio en 1941. Il y fait ses premières armes en tant qu’assistant-réalisateur mais l’expérience est de courte durée.

Alors que le pays doit désormais livrer bataille sur plusieurs fronts suite à l’attaque de Pearl Harbor et l’entrée en guerre des Etats-Unis, il est envoyé grossir les rangs des troupes engagées en Mandchourie. 

Fait prisonnier à l’issue de l’invasion du Mandchoukouo par l’armée soviétique, il est envoyé dans un camp de travail en Sibérie, comme des centaines de milliers de ses semblables ; captivité qui ne prendra fin, pour lui, que deux ans et demi plus tard, en 1948.

A son retour au Japon, Kenji Misumi peine à se réacclimater à la vie civile ; portant encore en lui les stigmates de ces années passées dans l’enfer du goulag. Une expérience sur laquelle il préfèrera garder le silence tout au long de sa vie.

Le cinéma représentera pour lui une véritable planche de salut.

Suite à un entretien avec Masaichi Nagata, producteur et président de la Daiei, il est recruté par le studio, auquel il restera fidèle jusqu’à la faillite de celui-ci en 1971.

Compte tenu de ses talents de dessinateur, on lui confie dans un premier temps la conception des story-boards. Il est également chargé du montage des bandes-annonces des films produits par la firme.

Son poste d’assistant l’amène ensuite à travailler aux côtés de cinéastes réputés comme Teinosuke Kinugasa, lauréat du Grand Prix au Festival de Cannes de 1954 pour son film La Porte de l’enfer, avec qui il se liera d’amitié.

C’est d’ailleurs sur les recommandations de ce dernier que le studio consent à donner sa chance à Kenji Misumi en tant que réalisateur.

Son premier film sort en 1954, ouvrant la voie à une carrière prolifique.

Véritable stakhanoviste du cinématographe, Kenji Misumi réalisera au total 67 long-métrages en l’espace de vingt ans, enchainant les projets à un rythme effréné.

Il atteint son pic de production en 1960, avec pas moins de six films au compteur.

Cette année-là, il porte à l’écran un classique de la littérature populaire, Daibosatsu tōge, transposé en trilogie dont il signera les deux premiers volets.

Le Passage du Grand Bouddha, Kenji Misumi, 1960. Crédits Kadokawa Daiei Studio.

Le Passage du Grand Bouddha pose les jalons d’une rupture esthétique qui contribuera à asseoir le cinéaste comme l’un des grands maitres du film de sabres.

Kenji Misumi entreprend dès lors une déconstruction méthodique des codes du jidai-geki, film historique se déroulant habituellement durant l’époque d’Edo (1603-1868) dont le chanbara est un dérivé.

Tuer ! , Kenji Misumi, 1962. Crédits Kadokawa Daiei Studio.

Démarche qui préfigure celle qu’appliquera Sergio Leone au western quelques années plus tard.

Bâtard, proscrit, infirme ; la filmographie du metteur en scène donne à voir toute une galerie de personnages vivant en marge de la société et qui, par la force des choses, s’improvisent redresseurs de tort face aux injustices et à la violence ambiante.

Le plus emblématique de ces anti-héros : Zatoichi, le masseur aveugle itinérant, qui fait sa première apparition sur les écrans en 1962. A partir d’une courte nouvelle du romancier Kan Shimozawa, Kenji Misumi donne naissance à l’une des sagas les plus longues de l’histoire du cinéma.

Roublard, glouton, porté sur la boisson, les plaisirs de la chair ainsi que les jeux d’argent ; Zatoichi est à mille lieues de l’image qu’on se fait habituellement des samourais. Il n’en reste pas moins un bretteur redoutable, muni en toutes circonstances de sa canne-épée toujours prête à pourfendre les forbans qui auraient le malheur de croiser sa route.

La Légende de Zatoichi : Le Secret, Kazuo Mori, 1962. Crédits Kadokawa Daiei Studio.

Shintaro Katsu, acteur jusqu’ici habitué à jouer les seconds couteaux, est choisi pour interpréter le justicier atteint de cécité ; rôle qui ne le quittera plus.

Sur les 26 épisodes que comporte la série, six sont réalisés par Kenji Misumi.

Les aventures de Zatoichi font un carton au box-office japonais.

Bande-annonce réalisée pour la sortie de l’intégrale de la saga Zatoichi chez l’éditeur américain Criterion en 2013. Crédits Kadokawa Daiei Studio/The Criterion Collection.

Le guerrier-masseur sera meme amené à rencontrer Yojimbo, héros du film éponyme d’Akira Kurosawa et de sa suite Sanjuro, interprété par Toshiro Mifune, avec qui il croisera le fer dans le crossover La Légende de Zatoichi : Zatoichi contre Yojimbo, sorti en 1970.

L’anné suivante, il sera à l’affiche d’une coproduction nippo-hongkongaise, dans laquelle il sera cette fois-ci opposé à Jimmy Wang Yu, alias le Sabreur Manchot de la Shaw Brothers.

La popularité de la saga dépasse même les frontières, donnant lieu à deux remakes plus ou moins officieux : Blindman, le justicier aveugle, western spaghetti sorti en 1971, avec l’ex-batteur des Beatles Ringo Starr dans le rôle-titre, suivi, en 1989, du film d’action américain Vengeance aveugle, dont le héros est cette fois-ci joué par Rutger Hauer.

Tuer ! , Kenji Misumi, 1962. Crédits Kadokawa Daiei Studio.

Durant la même periode, Kenji Misumi signe également la Trilogie du sabre, trilogie informelle composée de La Lame diabolique, Le Sabre, adaptation d’une nouvelle de Yukio Mishima, ainsi que de Tuer !, dont le scénariste n’est autre que Kaneto Shindo ; réalisateur de L’Ile nue et d’Onibaba, les tueuses.

Le Sabre, Kenji Misumi, 1964. Crédits Kadokawa Daiei Studio.

Au tournant des années 70, le cinéma japonais connait une période d’essoufflement, confronté à la concurrence de la petite lucarne. Les spectateurs commencent à se lasser des séries à rallonge, les films de samouraïs sont sur le déclin.

Afin de remédier à cette situation, les grands studios font de la jeunesse leur cœur de cible, privilégiant les œuvres de divertissement. S’inspirant de l’esthétique des mangas, les films deviennent plus gores. Plus licencieux aussi. Le cinéma d’exploitation va alors connaitre son âge d’or.

En dépit de ses succès, la Daei doit mettre la clé sous la porte en 1971 ; menée à la faillite par son président Masaichi Nagata et sa gestion dispendieuse. Après trente ans de bons et loyaux services, Kenji Misumi doit se trouver un nouvel employeur.

Shintaro Katsu, qui a entretemps fondé sa société de production grâce aux bénéfices engendrés par la série des Zatoichi, décide de faire appel à lui et lui propose d’adapter le manga de Kazuo Koike et Goseki Kojima, Lone Wolf and Cub.

En sa qualité de producteur, l’interprète de Zatoichi octroie le rôle principal à son frère, Tomisaburo Wakayama.

Baby Cart : Le Sabre de la vengeance sort sur les écrans japonais le 15 janvier 1972. Fort du succès rencontré par ce premier volet, cinq suites verront le jour, dont trois signées Misumi.

Bande-annonce réalisée à l’occasion de la sortie chez Wild Side du coffret regroupant l’intégral des films de la série Baby Cart. Les connaisseurs auront noté que la voix-off est assurée par nul autre que le grand Richard Darbois. Crédits Kadokawa Daiei Studio/Wild Side.

La saga retrace les pérégrinations d’Itto Ogami, l’ancien exécuteur attitré du shogun tombé en disgrace par la faute du machiavélique clan Yagyu, accompagné de son jeune fils Daigoro.

Un périple au cours duquel le « loup solitaire » et son « louveteau » ne rencontreront que misère, violence et désolation, laissant dans leur sillage les cadavres des assassins envoyés à leurs trousses.

Baby Cart : Le Sabre de la vengeance, Kenji Misumi, 1972. Crédits Katsu Productions/Toho.

La violence graphique et baroque des scènes de combats, loin de n’être qu’un simple artifice tape-à-l’œil, apparait comme la continuation, la manifestation éruptive et hyperbolique de la noirceur imprégnant le récit.

Baby Cart : Le Territoire des démons, Kenji Misumi, 1973. Crédits Katsu Productions/Toho.

Volontiers avares en dialogues, les films de la série dépeignent un monde sans foi ni loi où l’éthique guerrière est réduite à un simple jeu de dupes, paravent d’un darwinisme social servant les intérêts de la classe dominante, et l’homme un loup pour l’homme. Nihilisme qui n’est pas sans rappeler celui de Sam Peckinpah.  

Bande-annonce réalisée à l’occasion de la rétrospective Lone Wolf and Cub organisée par l’ASF en 2018. Crédits Katsu Productions/Austin Film Society.

Si le nom de Kenji Misumi reste inextricablement associé aux chanbaras, le cinéaste ne s’est pourtant pas limité à ce genre. Outre ses films de sabres, on lui doit de nombreux mélodrames, assez peu connus en dehors du Japon.

Inspiré par le succès que rencontrent les péplums bibliques, tels que La Tunique ou Les Dix Commandements, la Daei le charge de réaliser un film consacré à la vie de Bouddha au début des années 60. Projet d’envergure, Bouddha, est le premier film japonais tourné en 70 mm.

Bouddha, Kenji Misumi, 1960. Crédits Kadokawa Daiei Studio.

Le cinéaste s’essaiera par la suite au kaiju-eiga (Le retour de Majin) , à la comédie satirique (Les combinards des pompes funèbres) ainsi qu’au film policier (Un flic hors-la-loi).

Bourreau de travail, Kenji Misumi meurt d’épuisement en 1975, à l’âge de 54 ans.

Artisan aussi appliqué que discret, il laisse une œuvre dont l’influence sur la culture populaire perdurera bien des années après son décès prématuré.

En 1980, la société de production New World Pictures fondée par Roger Corman donne une seconde vie à Baby Cart avec Shogun Assassin ; remontage des deux premiers volets bénéficiant pour l’occasion d’un doublage en anglais. Il s’agit, à dire vrai, du second épisode, Baby Cart : L’enfant massacre, auquel on a greffé les dix premières minutes de Baby Cart : Le Sabre de la vengeance en guise de prologue.

Cette version remontée rencontre un franc succès, dû en grande partie à son édition en VHS, acquérant au fil des ans le statut d’œuvre culte pour toute génération de spectateurs.

VHS de Shogun Assassin éditée par l’entreprise britannique de distribution de films Vipco, spécialisée dans le cinéma d’horreur, en 1983. Crédits Katsu Productions/Video Instant Picture Company.

L’on songe notamment à cette scène issue du diptyque signé Quentin Tarantino dans laquelle Beatrix Kiddo regarde le film en compagnie de sa fille, avant son face-à-face tant attendu avec Bill.

Et le réalisateur de Pulp Fiction n’est pas le seul à avoir rendu hommage à Shogun Assassin, preuve de son impact auprès du public américain.

Sur les treize morceaux composant la tracklist de l’album Liquid Swords du rappeur GZA, membre du Wu-Tang Clan, cinq contiennent des samples tirés du doublage anglais du film.

La série animée Bob’s Burgers se fend quant à elle d’un hommage en forme de parodie avec Hawk and Chick, saga de quatorze films mêlant chanbaras et films de monstres. Clin d’œil qui ne se limite pas à un simple gag. En effet, deux épisodes ont une intrigue tournant autour de la franchise.

Bob’s Burgers, Saison 5, Episode 20, Hawk & Chick, 2015. Générique de fin avec une (fausse) bande-annonce annonçant la sortie en coffret de l’intégrale Hawk and Chick. Crédits Lauren Bouchard/Fox Broadcasting Company

L’influence de Baby Cart s’étend même à la science-fiction, les créateurs des séries live de Star Wars The Mandalorian, son spin-off The Book of Bobba Fet et Obi-Wan Kenobi s’en inspirant largement.

Shintaro Katsu servira quant à lui de modèle à Eiichiro Oda, auteur du manga One Piece, pour le personnage de l’amiral Fujitora qui, outre son apparence et sa cécité, héritera de quelques-uns des traits de caractère du sabreur aveugle tel que son gout pour le jeu mais aussi son sens de la justice.

Le modèle et son sosie de papier. A noter que la saga Zatoichi avait déjà connu une déclinaison en manga dans les années 60 sous la plume d’Hiroshi Hirata, l’un des grands noms du gekiga. Crédits Kadokawa Daiei Studio/Shueisha.

Idem pour N’Doul, l’un des antagonistes de Stardust Crusaders, troisième partie du manga d’Hirohiko Araki Jojo’s Bizarre Adventure.

Jojo’s Bizarre Adventure, Stardust Crusaders, Tome 8, N’Doul et Geb Partie 2, Page 52 , Tonkam. Crédits Hirohiko Araki/Shueisha.

Deux évènements viendront compléter cette rétrospective :

  • Une conférence le mercredi 24 avril à 19h00 au cours de laquelle Clément Rauger, journaliste au Cahiers du Cinéma et programmateur à la Maison de la Culture du Japon, reviendra sur l’oeuvre du cinéaste.
  • Un dialogue avec le directeur adjoint à la programmation à la Maison de la Culture du Japon Fabrice Arduini, animé par le directeur de la programmation à la Cinémathèque Française Jean-François Rauger, que les adeptes des soirées cinéma bis du vendredi connaissent bien, à l’issue de la projection de Baby Cart : L’Enfant Massacre le samedi 27 avril à 14h30.

Et que ceux qui ne pourront assister aux projections ainsi que tous les non-franciliens amateurs de chanbaras se rassurent. The Jokers a prévu de rééditer son coffret Kenji Misumi : La lame à œil, incluant la Trilogie du sabre ainsi que le premier opus des aventures de Zatoichi. Sortie prévue le 1er mai.

Rétrospective Kenji Misumi. Du 18 avril au 26 mai 2024 à la Cinémathèque Française.

Photo en couverture : La Lame diabolique, Kenji Misumi, 1965. Crédits Kadokawa Daiei Studio.