Critique : Hiroshima de Hideo Sekigawa

Japon - N&B - 1h44 - sortie: 2020 - RŽalisateur: Hideo Sekigawa - AVEC: Takashi Kanda - Masao Mishima - Eiji Okada - Isuzu Yamada -

La sortie évènementielle d’Hiroshima (1953) de Hideo Sekigawa en DVD et Blu-ray chez Carlotta Films est l’occasion de revenir le cinéma apocalyptique nippon de l’immédiat après-guerre, qui contribua à dissiper les ombres encore trop présentes des deux champignons nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki.

Tout commence avec « Les Enfants de la Bombe Atomique », recueil de témoignage des survivants rassemblés par Arata Osada. Publié en 1951, l’ouvrage incite le conservateur et anti-libéral « Nihon Kyôshokunin Kumiai » (« Le Syndicat des Enseignants du Japon ») ou « Nikkyoso » à financer en indépendant le long-métrage Les Enfants d’Hiroshima (Genbaku no Ko), réalisé par Kaneto Shindô. Le 28 avril 1952, les forces américaines se retirent du Japon (à l’exception d’Okinawa), permettant au
cinéma local de rouvrir certains dossiers sensibles. Mais Kaneto Shindô va préférer choisir le constat, en dépeignant le pèlerinage d’une jeune enseignante insulaire, qui retourne à Hiroshima durant les vacances d’été. Le spectateur suit donc Takako Ishikawa (Nobuko Otowa) à travers les ruines sa ville natale, où le Genbaku Dome tient debout tel un memorial indélébile de la catastrophe. Chez Shindô, le bombardement est un bref mais saisissant flash-back de trois minutes où le souffle atomique
désintègre les vêtements, balaie les cheveux pour laisser des corps nus et anonymes. Au cours de sa visite, Takako rencontre des amis d’enfance, des parents d’élèves et renoue avec un ancien employé de son père. Elle devra convaincre le petit fils de ce vieillard défiguré de quitter Hiroshima avec elle. Malgré son succès, et une participation au Festival de Cannes 1953, Les Enfants d’Hiroshima ne satisfait pas le « Nikkyoso », qui commande immédiatement un autre film, Hiroshima, auprès du
réalisateur Hideo Sekigawa. Ce dernier va proposer un angle d’attaque radicalement différent.

Hiroshima s’ouvre au cœur d’un nuage épais, tandis qu’une voix-off masculine se place du point de vue des pilotes du bombardier « Enola Gay », sur le point de larguer la bombe « Little Boy » sur Hiroshima. Le raccord sur une radio informe le spectateur qu’il s’agit d’un programme sonore, diffusé par un professeur de lycée (Eiji Okada) à ses élèves. La diffusion des souvenirs éprouvants semble « activer » la leucémie de la jeune Michiko. Après enquête, l’enseignant prend conscience des ravages de la maladie de l’atome. Il déplore l’inefficacité de l’ABCC (Atomic Bomb Casualty Commission), formée par les États-Unis, plus occupée à faire des rapports que de soigner les victimes. Cette exposition d’une vingtaine de minutes conduit à la deuxième partie du métrage, lors de la matinée fatidique du 6 août 1945. Une enseignante (Isuzu Yamada) et ses collégiennes regardent le ciel, avant d’être aveuglées par le flash aveuglant. Sekigawa poursuit pendant près de 40 minutes d’images graphiques et traumatisantes : les jeunes filles tentent de s’extraire des décombres, des enfants nus pleurent leurs parents décédés, un militaire est forcé d’abandonner sa femme, immobilisée par des poutres, des jeunes garçons s’entassent dans un réservoir d’eau fraîche. Au cœur de la ville calcinée surgit l’absurdité : un officier en haillons ordonne à ceux qu’il croise de rendre grâce à l’Empereur. Ce morceau de cinéma apocalyptique audacieux, à la limite du documentaire, constitue le cœur du film et déploie la note d’intention brutale du Nikkyoso. Chez Shindô, le bombardement est un souvenir avec lequel il faut cohabiter pour accéder à la résilience.
Ici, la catastrophe et la souffrance doivent être de nouveau vécues, quasiment en temps réel, afin de montrer les victimes et pointer du doigt les coupables. L’approche est moins subtile certes, mais elle a le mérite de proposer une expérience émotionnelle d’une grande puissance.

La suite du film se focalise sur l’expérience du jeune Endo, contraint de se séparer de sa sœur après le bombardement. Cette expérience déterminante va conditionner son devenir, son rapport à sa ville et cette peur palpable d’une nouvelle guerre imminente, un sujet qu’Akira Kurosawa développera à sa manière avec Vivre dans la peur (1955). Enfin, Sekigawa pose sa caméra sur les laissés pour compte, un groupe de gamins forcés à survivre en vendant aux touristes des éclats de roche et autres
« artefacts » touchés par la bombe…

Né en 1908, Hideo Sekigawa s’est distingué en 1946 en co-réalisant Ceux qui bâtissent l’avenir avec Akira Kurosawa et Kajirô Yamamoto, avant de mettre en scène une douzaine de longs-métrage jusqu’à Hiroshima. Après cela, il va confortablement poursuivre sa carrière aux sein des studios, notamment en réalisant les Shonen tanteidan, d’après Edogawa Ranpo, et multipliera ensuite les films policiers pour le compte de la Toei. A la musique, nous retrouvons Akira Ifukube, déjà signataire de la musique des Enfants d’Hiroshima. Loin des sons doux du film de Shindô, Hiroshima fait la part
belle aux cuivres agressifs et aux notes de piano graves. Ifukube confirmera son statut de « compositeur de l’apocalypse » l’année suivante avec Godzilla, où il réutilisera le thème principal d’Hiroshima.

Les derniers plans d’Hiroshima ne sont pas sans évoquer J’accuse d’Abel Gance (1938), qui voyait les gueules cassées défiler face les spectateurs afin que ces derniers « n’oublient jamais ». Ici, les protagonistes de la catastrophe sont des incarnations testamentaires d’une catastrophe qui, en 1953, ne devait plus jamais se reproduire.

Mais en mars 1954, l’armée américaine mène l’Opération Castle Bravo, consistant à tester la bombe H au cœur de l’Atoll de Bikini, dans les Îles Marshall. Ignorant tout de ces essais, les 23 membres d’équipages du thonier Daigo Fukuryû Maru (Dragon Chanceux N°5) sont exposées à la déflagration de la bombe. Quelques mois plus tard, ils développent des maladies provoquées par les radiations. Ce fait divers ébranla de nouveau le Japon, débouchant sur un nouveau cycle de long-métrages : Godzilla (Ishirô Honda, 1954), Vivre dans la peur (Akira Kurosawa, 1955), Daigô Fukuryu Marû (Kaneto Shindô, 1959).

Rare depuis sa présentation en 1953, Hiroshima arrive enfin en France grâce à l’éditeur Carlotta Films, qui nous propose le film dans une superbe copie, qui rend hommage au noir et blanc contrasté de Shunichirô Nakao et Susumu Urashima. Le film est accompagné d’Hiroshima, le cinéma et l’imaginaire du nucléaire au Japon, un documentaire de 33 minutes signé Jasper Sharp, auteur et réalisateur britannique à qui l’on doit notamment les ouvrages Behind The Pink Curtain (2008) et
Historical Dictionary of Japanese Cinema (2011). Un grand merci à Carlotta d’avoir exhumé ce film
important de la filmographie apocalyptique nippone.

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