Quand je tourne mes films de Hirokazu Kore-eda : carnet de route d’un cinéaste curieux

En 2018, le réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda triomphait à Cannes, bénéficiant enfin de la reconnaissance de ses pairs avec une Palme d’or qui récompensait son exceptionnel Une affaire de famille. Un drame social qui racontait ceux que la société a oublié. Le point d’orgue d’une longue carrière, sur laquelle il était revenu deux ans plus tôt dans une autobiographie sortie uniquement au Japon. Quelques années plus tard, celle-ci nous parvient enfin sous le titre Quand je tourne mes films. Disponible en Français depuis le 28 novembre 2019 aux éditions Atelier Akatombo, cette version est enrichie par le cinéaste qui a accepté d’offrir au public français quelques pages en plus, revenant sur sa Palme d’or et sur son prochain film tourné en Français.

Le storyboard de sa vie

Plus qu’une simple autobiographie, Quand je tourne mes films est un carnet de route. Celui d’un cinéaste qui a traversé vingt années empreintes d’un amour irrépressible pour la cinématographie. De sa jeunesse où il découvrait innocemment le cinéma étranger à son triomphe récent, en passant par son début de carrière à la télévision, Hirokazu Kore-eda n’épargne rien et raconte quasi-chronologiquement ses vingt ans de carrière.

Son livre fascine car il dévoile un personnage que l’on connaît finalement assez peu, lui qui s’est fait connaître au Japon grâce à son travail pour de nombreux documentaires à la télévision, a fini par convaincre le Jury du Festival de Cannes avec son drame social, après plusieurs participations à cet événement qu’il apprécie tant. Si le cinéma et la télévision sont toujours opposés, avec certainement une forme de condescendance du grand sur le petit écran, le cinéaste lui ne renie pas ses origines. Presque avec fierté, il raconte dans son livre comment cette expérience de réalisateur de documentaires l’a poussé à aller vers des sujets qu’il ne comprenait pas bien : les implications des services sociaux, tant pour les fonctionnaires que les bénéficiaires, la condition des japonais d’origine étrangère ou encore, de manière plus globale, la question de la justice sociale dans l’un des pays les plus riches du monde. Autant de sujets qui ont marqué son cinéma, d’autant plus que son approche « documentariste » des thèmes qu’il raconte lui donne un style particulier, une manière de filmer qu’il préfère, captant les émotions réelles de ses acteurs comme s’il s’agissait de parfaits inconnus vers qui il va à la rencontre pour ses documentaires. Son affection pour la caméra au poing plutôt que fixe, à la manière d’un documentaire télévisé, l’a poursuivi dans bon nombre de films et de scènes, alors il profite des premiers chapitres de son livre pour raconter les innombrables liens entre ces deux mondes.

Passé ces considérations sur son style, il avoue d’ailleurs avoir réfuté pendant très longtemps les similarités que le public et les critiques lui trouvaient avec Yasujiro Ozu, avant de finir par l’accepter grâce aux mots d’un critique de cinéma, Hirokazu Kore-eda en vient à raconter de multiples anecdotes de tournage sur tous ses films. Ses choix de casting, ses plans, ses collaborations avec des chef opérateurs qu’il admire, tant de détails qui ont façonné sa manière d’aborder le cinéma. Mais il en revient toujours au documentaire, à la réalité : il n’aime pas la travestir, sa mise en scène est souvent minimaliste, il préfère capturer ses acteurs sur le fait plutôt que les pousser à rejouer inlassablement les mêmes scènes. Il parle d’une forme de manipulation qu’il veut éviter, celle d’une scène devenue trop parfaite pour être sincère. Il expérimente d’ailleurs beaucoup au fil des années, préférant parfois se passer de script pour plutôt indiquer de vive-voix aux acteurs leurs lignes de dialogues avant chaque scène. Il va même parfois jusqu’à tenter l’improvisation grâce aux talents de quelques acteurs et actrices.

Celles et ceux qui ont fait son amour du cinéma

Il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges pour certaines personnes, comme l’actrice Kirin Kiki, décédée le 15 septembre 2018, qu’il n’a cessé d’admirer pour son professionnalisme et pour son apport monumental sur chacun des films qu’elle a tournée avec lui. C’était son actrice fétiche, celle vers qui il se tournait chaque fois qu’il en avait besoin, celle qui l’a accompagné pendant des années sur ses tournages : I Wish, nos vœux secrets, Tel père, tel fils, Notre petite sœur, Après la tempête, Une affaire de famille, tant de films qu’ils ont partagé ensemble, une sorte d’histoire d’amour cinématographique qu’il raconte avec une affection sans limite. D’autres comme Bae Doona ou Masaharu Fukuyama l’ont marqué par leur professionnalisme sans faille. En lisant ces pages, on ressent ce profond respect qui anime le cinéaste dans sa relation à ses collaborateurs, tant les personnes qui apparaissent à l’image que celles qui se trouvent derrière la caméra, ou même à la production. Hirokazu Kore-eda vient de la télévision et il a conscience, plus que quiconque, que rien ne se fait seul : aucun film ne peut vivre dans les salles de cinéma sans l’appui d’une équipe dévouée. Il avoue d’ailleurs avoir longtemps eu du mal à se considérer comme un « artiste ».

Les anecdotes sont nombreuses et font donc tout le sel de cette autobiographie. Le cinéaste japonais ne manque ainsi pas l’occasion de faire preuve de dérision et de malice, ou peut-être même d’exaspération, en racontant la critique européenne qui lui parlait avec son premier film Maborosi d’une esthétique à la japonaise, qui serait la recherche du « zen », qui ferait écho à la composition d’un haïku ou d’autres préjugés invraisemblables sur ce que doit représenter un film japonais. C’est à cette occasion qu’il dit réaliser la différence de perception dans chaque pays, à l’image de ce distributeur français qui lui disait regretter que After Life ne fasse pas assez « asiatique ». Les festivals, de manière générale, sont des exercices qu’il affectionne, mais il s’étend largement sur le Festival International du Film de Tokyo (TIFF) sur lequel il porte un avis amer : mauvaise gestion, incapacité à accueillir convenablement les cinéastes étrangers, difficulté à célébrer le cinéma dans une ville qu’il estime impraticable et méconnaissance de ce que doit être un festival. Plus généralement, il pointe du doigt le problème du cinéma japonais et de sa production, estimant que le gouvernement devrait apporter plus de soutien aux jeunes cinéastes afin de valoriser ce pan de la culture japonaise. Il prend en exemple le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) en France, rappelant très justement que son système de subvention permet de valoriser le cinéma français même si le système est imparfait. D’autres anecdotes sont plus personnelles, comme son aversion pour la génération des « boomers » qui reprochaient tout aux jeunes générations sans rien faire pour leurs descendants, ou ses liens très personnels avec ses films, comme l’hommage à sa mère dans Still Walking, en disant à quel point son décès avait précipité son besoin de réaliser ce film.

Quand je tourne mes films de Hirokazu Kore-eda est une œuvre passionnante, un livre-témoin après plus de vingt ans de carrière où le cinéaste japonais a tout connu. Ce qui en ressort c’est son formidable appétit pour les nouvelles expériences, on découvre un cinéaste animé par un curiosité sans limite, un trait de personnalité hérité de ses années à la télévision. C’est là qu’il apprend l’idée de justice sociale et oriente son intérêt vers ceux que la société a oublié, les « invisible people » qu’évoquait Cate Blanchett en lui remettant la Palme d’or à Cannes. Ses connaissances du cinéma sont encyclopédiques et sa manière de l’aborder, de raconter ses tournages et ses effets recherchés apportent une lumière formidable sur sa filmographie. Plus généralement, sa connaissance de « l’envers du décor » de la production japonaise offre un regard rare pour nous qui apprécions le cinéma japonais. Il serait bien dommage de s’en passer, d’autant plus que sa manière de raconter les choses, même les plus tristes, repose toujours sur un ton plein de retenu et de tendresse. Quant à la traduction des éditions Atelier Akatombo par Saeko Takahashi et Stéphane de Torquat, elle est excellente, mais l’éditeur a laissé passer de nombreuses fautes de frappes qui ne sont pas à la hauteur de cette belle édition reliée, dont le texte est agrémenté de quelques images de tournage. On s’en accommode tout de même car lorsque Hirokazu Kore-eda parle de cinéma, on se tait, on écoute et on apprécie.