Interview de Wi Ding Ho, réalisateur de Face à la nuit

A l’occasion de la sortie de Face à la nuit à partir d’aujourd’hui au cinéma, voici une interview de Wi Ding Ho son réalisateur.

Pouvez-vous nous expliquer le sens du titre d’origine, CITIES OF LAST THINGS ?

Ce titre est en fait inspiré du livre IN THE COUNTRY OF LAST THINGS écrit par Paul Auster, l’un de mes écrivains préférés. Dans mon titre, « Cities » est au pluriel parce que même si l’histoire se déroule dans la même ville, elle prend en fait l’apparence de plusieurs villes. Finalement
une ville peut varier d’un caractère à un autre au cours du temps, à l’image d’une personne.

La naissance de FACE À LA NUIT a été un long processus. Pourriez-vous nous en dire plus ? Vous avez dû être soulagé de faire l’ouverture d’un festival prestigieux comme celui de Toronto après tout le travail effectué.

C’était un travail accompli avec amour, mais aussi avec beaucoup de persévérance, depuis 8 ans. En tant que producteur, scénariste, réalisateur et même monteur assistant, c’était la première fois que j’avais l’impression de réaliser le film que je voulais réaliser. J’y ai consacré tout mon temps, toute mon énergie. Les images que j’avais en tête se sont imprimées plus ou moins dans la réalité. J’ai eu l’idée de ce film et j’en ai écrit une première version il y a 7 ans de cela. J’ai commencé à prospecter en 2015 à Berlin et à Paris pour trouver éventuellement une coproduction, des acteurs, une équipe pour les effets spéciaux et un directeur de la photographie. Le champ des possibles était au moins planté. Puis je suis allé faire des petits boulots de réalisateur avant de revenir à ce film en 2016. J’ai commencé à chercher l’actrice qui interpréterait Ara, en questionnant des chefs opérateurs et en verrouillant en parallèle l’équipe des effets spéciaux à Paris. Avec l’aide du gouvernement taïwanais et grâce aux investissements de mon entreprise, nous avons tourné les parties qui se passent dans le présent et le passé à l’été et à l’automne 2016. Parce que le segment se déroulant dans le futur devait être tourné en hiver, nous avons attendu que l’hiver suivant arrive, ce qui nous laissait le temps de réunir les fonds manquants pour financer le film. L’hiver est venu et s’est retiré ; les fonds, eux, ne sont jamais arrivés. 2017 est arrivé, les deux tiers du film étaient terminé mais aucun financement supplémentaire n’était en vue. Pendant que nous attendions le financement, nous avons monté les deux premiers segments afin de pouvoir les montrer et de nous aider à démarcher les entreprises pouvant nous financer. Ce fut une année compliquée jusqu’à l’automne, pendant lequel nous avons finalement trouvé plusieurs investisseurs qui nous ont permis de finir le film. Le processus a été épuisant, aussi bien physiquement que mentalement, comme si vous aviez à gravir une montagne. Mais peut-être faut-il passer par cela pour voir le monde d’un meilleur œil. Toronto a été un endroit béni pour moi. Quand je suis parti de chez moi la première fois à 18 ans, Toronto a été mon premier point d’escale. C’était ma première expérience à l’international, durant le premier hiver de ma vie d’adulte. Assister au TIFF a été ma première expérience immersive dans un festival de cinéma : j’ai vu 17 films en 10 jours. Bien des années plus tard, j’ai présenté mon premier film, PINOY SUNDAY, à Toronto, puis 8 ans après ça, j’ai présenté un autre film pour le prix Plateforme.

Après PINOY SUNDAY et des courts, vous avez réalisé un bon nombre de films publicitaires et des films pour la télévision en Chine. Face à la nuit semble être un retour à vos racines d’indépendant, pour prendre de grands risques encore et toujours…

Après le succès de PINOY SUNDAY, une comédie légère, je me suis interrogé en tant que cinéaste. J’ai fait, comme je vous le disais, de petits boulots de réalisateurs. Dans cette façon de procéder, j’ai beaucoup appris des films publicitaires car ils vous font travailler avec des grandes sociétés, des castings étoffés et des budgets colossaux. Mais d’un autre côté, d’un point de vue créatif, je me sentais contraint, et dans une zone de confort qui ne m’intéressait plus. Progressivement j’ai commencé à regretter l’époque où je réalisais mon premier film : l’énergie, le dynamisme et l’incertitude. Alors, j’ai pris le scénario le plus audacieux de mon tiroir et je l’ai mené à bien. Réaliser Face à la nuit m’a permis de m’extirper de cette zone de confort, avec des ressources limitées, puisque comme je vous le disais, nous avons tourné les deux premiers segments sans savoir si nous pourrions obtenir le reste de l’argent nécessaire pour terminer le film. D’un point de vue créatif, j’ai écrit une histoire à rebours qui s’étale sur 40 ans. Nous avons fait appel à trois acteurs pour jouer un seul personnage à différentes périodes de sa vie ; nous sommes ensuite allés à Séoul pour faire de Taipei une ville asiatique futuriste dans le froid glacial de l’hiver ; enfin, nous avons tourné en 35 mm en utilisant des tonnes de Fujifilm dépassés. Toutes ces prises de risque s’accordaient avec nos ambitions, notre soif d’audace et de courage. J’ai fait ce film tout en sachant qu’à n’importe quel moment, cela pouvait s’arrêter : deux périodes de tournage avec 13 mois de séparation entre elles, un segment tourné dans l’ordre chronologique, une production interrompue par plusieurs typhons, deux périodes de montage étendues sur deux ans… j’ai fait ce film pour me sentir vivant. C’était inédit pour moi de me savoir être capable d’endosser à la fois le rôle de narrateur et de cinéaste.

FACE À LA NUIT aborde les thèmes du temps et du regret. Est-ce que c’est pour vous une sorte d’autoportrait ? Un film que vous auriez fait pour vous éviter de devenir comme votre personnage principal dans le futur : amer et plein de regrets sur les films que vous n’auriez pas
réalisés ?

Tous mes films reflètent qui je suis, d’une manière plus ou moins évidente. Bien sûr, ce n’est pas mon histoire, mais cela révèle la façon
dont je perçois le monde. Je regrette de plus en plus de choses à mesure que je vieillis ; je cherche constamment à répondre à la question « que ce serait-il passé si… ? », puis je réalise que je ne peux pas changer le passé et que j’ai plutôt intérêt à être plus malin dans ma vie actuelle pour m’épargner d’autres regrets à l’avenir. Cependant, il y a une chose qu’il faut prendre en compte à partir du moment où vous naissez : les choses vont empirer en vieillissant, et les regrets font partie du jeu de la vie. J’ai en effet écrit ce personnage pour m’éviter de devenir comme lui – je suis un peu effrayé par mon avenir, je dois donc travailler ardemment, être aux aguets et empli de clairvoyance pour me construire un meilleur futur.

Votre personnage principal a des relations complexes avec les femmes. Par-dessus tout, elles ne sont pas bien vues à travers les échanges qu’elles ont avec lui. Pourriez-vous nous parler de votre désir de peindre le portrait d’un tel anti-héros ?

Les personnages dans le film représentent des archétypes, la femme mariée, l’amante, la mère et la fille. Un homme q relations qu’ils tissent avec autrui. Et la première, la plus primitive des relations est celle liée au sang. De la santé d’une famille, si elle est bonne ou fragile, dépendra la réussite ou l’échec d’un Homme.

Pourriez-vous nous expliquer votre vision du futur dans Face à la nuit – bien ancrée dans la réalité – et comment vous en avez dessiné l’esthétique ?

Pour rester dans les limites du budget, il a fallu être créatif… Je cherchais un futur réaliste, un futur inspiré des temps actuels. J’ai fait des recherches sur les technologies pour connaître toutes celles qui ont été développé aujourd’hui. Toutes les références de mon futur découlent de la réalité contemporaine : clones, poupées gonflables, l’obsession de la chirurgie esthétique, un monde qui tend vers le bitcoin, etc. Je les ai juste rassemblés. Je sentais que mon esthétique futuriste devait se démarquer de celle des autres films d’anticipation, afin de coller à la vérité, avec une allure plus vétuste, ancienne. Je crois que nous nous dirigeons vers un futur absurde, avec des dérives technologiques et des catastrophes naturelles qui sont le fait de l’Homme – comment ne pas percevoir le futur d’un œil pessimiste, comme quelque chose de sinistre, noir et risible ?

Les films qui combinent plusieurs époques représentent toujours un vrai défi. Pourriez-vous nous dire comment vous avez lié tous les segments et nous parler des trois acteurs que vous avez choisis pour incarner les trois périodes de la vie du protagoniste ?

J’ai essayé de ne pas voir FACE À LA NUIT comme trois films emboîtés, mais plutôt comme un seul film qui se déroule sur trois nuits. Bien sûr, c’était un challenge de trouver trois personnes pour jouer un seul personnage. Je ne cherchais pas simplement une ressemblance physique, je voulais également que les personnalités et la sensibilité correspondent. Une fois que nous avions arrêté la cohérence de ce « protagoniste à trois têtes », son rôle était de guider le spectateur à travers ce monde merveilleux : du lever au coucher du soleil, de l’hiver au printemps, du futur au passé. Je voulais que le public observe la vie d’un homme à travers un personnage crédible.

Ce n’était pas la première fois que vous travailliez avec une équipe internationale. Pourriez-vous nous parler de votre expérience avec des partenaires étrangers, et comment cela vous aide dans votre processus créatif ?

Je suis un étranger depuis que j’ai 18 ans. J’ai quitté la maison, n’y suis jamais revenu et je ne me suis posé nulle part ailleurs. Où que j’aille, je me vois comme un étranger et en tant qu’étranger, je me sens sans racines. Même quand je reviens dans mon pays d’origine, j’ai perdu le sens d’appartenance. J’ai compensé cette absence par de nouvelles sources de créativité et d’inspiration que j’ai trouvées au gré de mes rencontres avec des personnes variées et des cultures différentes. Après un certain temps, vous vous fichez des barrières linguistiques ou culturelles mais chérissez plutôt l’expérience enrichissante, imprévisible et fructueuse d’accomplir quelque chose avec une large variété de personnes issues du monde entier. Faire des films, j’espère que c’est ce genre d’étincelle qui me fera avancer.

Tourner un film indépendant en 35 mm est encore un autre défi. Vous avez particulièrement insisté sur la colorimétrie de Didier Le Fouest et sur la musique de Rob, ce qui témoigne de votre souhait de créer une véritable expérience cinématographique. Comme votre personnage, luttez-vous contre l’épreuve du temps ?

Je me trouve aujourd’hui à devoir lutter contre une multitude de croyances, pas juste l’épreuve du temps, et suis donc de plus en plus en désaccord avec le monde qui m’entoure. La pure expérience cinématographique, voilà ce qui me manque, tout comme le sentiment nostalgique de toute chose. Le 35 mm est un des outils qui vous permet de revisiter ce monde nostalgique. C’est psychologique. Vous devez avoir également un sacré courage pour dire aux gens qu’il n’y a pas que les plateformes de streaming et du digital autour de nous. L’artisanat existe encore.

FACE À LA NUIT mélange de l’anglais, du français et du chinois. Quelle est la prochaine étape ? Un film entièrement tourné en anglais ?

En ce moment, je développe une histoire chinoise, que je tournerai à Taïwan l’année prochaine. Mais oui, j’adorerais tourner un film en anglais ! Je vis entre Toronto, Los Angeles et New York depuis 12 ans. J’ai passé ma vingtaine dans la société américaine. Ces années ont construit l’artiste que je suis aujourd’hui. Cette partie du monde me manque, et maintenant que je suis capable de raconter des histoires intéressantes, je rêverais d’en écrire une qui prendrait place aux EU et au Canada.