Critique : Blood and Bones de Yoichi Sai

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Qu’on se le dise, Blood & Bones n’est pas le genre de film qui vend du rêve et nous laisse avec de la poudre d’étoiles au fond des yeux… Bien au contraire, le film du peu connu Yoichi Sai s’apparente davantage à une véritable épreuve cinématographique dont le but du jeu serait de tenir le choc jusqu’au bout sans perdre sa bonne humeur au passage. Une œuvre bouleversante servie par un Takeshi Kitano (Hana-Bi ; Aniki, mon frère ; Outrages) au sommet de son art avec ce personnage d’une cruauté sans limites qui a vendu son humanité pour devenir ce monstre ivre de chair et de sang. Ames sensibles s’abstenir.

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Blood & Bones est une chronique dramatique adaptée du roman éponyme de Yan Sogiru qui raconte l’histoire de Kim Shunpei (Takeshi Kitano), un homme dévoré par la colère et l’ambition, son ascension sociale dans une Osaka gangrénée par la misère mais aussi et surtout la manière dont celui-ci va s’y prendre pour détruire la vie de chaque personne qui aura eu le malheur de faire partie de son entourage. Le film nous propose donc de suivre la lente déchéance des personnages qui gravitent autour de Kim Shunpei, et ce jusqu’à leur mort, souvent dans d’atroces circonstances. Et c’est bien là le concept du film : nous offrir une immersion cauchemardesque au sein de ce sombre microcosme communautaire, sans aucune possibilité de retour à la lumière.

Le premier choc visuel arrive dès la séquence qui suit la scène d’introduction : en effet, le film « implose » littéralement d’une violence crue, sourde, sale, jamais esthétisée ni sublimée. Loin des effusions gratuites et spectaculaires des films d’horreur ou d’action, la violence de Blood & Bones est au contraire entièrement tournée sur elle-même, souvent silencieuse, voire même insidieuse. Seul le personnage de Kim Shunpei contraste avec cette atmosphère lourde de par son comportement explosif, ses crises de colère et ses pulsions de destruction incontrôlables. Viols, coups, meurtres, suicides, Blood & Bones n’épargne jamais son spectateur qui finit par se demander jusqu’où le film va bien pouvoir aller. Face au pathétique des situations et des personnages, ce dernier n’aura pas d’autres choix que de subir avec eux la tragique destinée qu’ils n’auront jamais eu la force ni le courage de contrecarrer.

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En effet, durant 2h20, le spectateur est plongé dans une ambiance incroyablement suffocante et teintée d’une sorte de fatalité pessimiste qui attaque le moral comme un bouquin de Schopenhauer. Chaque personnage semble s’être résigné à accepter son sort malgré tout, comme englué dans une inertie encouragée par les traditions japonaises de l’époque – le respect du pouvoir patriarcal en tête. La succession de malheurs qu’ils encaissent tous sans broncher suscite à la fois des sentiments de tristesse, d’injustice et de rébellion dans le cœur du spectateur rendu impuissant de par sa position. Que ce soit les travailleurs que Shunpei exploite « jusqu’à l’os », sa pauvre famille sur laquelle il passe ses nerfs, ses maitresses désemparées ou vénales ; tous et toutes acceptent de subir la tyrannie de Shunpei durant des années par simple cupidité, servilité ou bêtise. Même l’empathie que les enfants pourraient susciter est mise à mal par leur comportement d’adulte, lâche ou irresponsable. Ainsi, aucun protagoniste ne peut faire figure de réel martyr puisque tous sont en définitive victime de leurs vices ou de leurs faiblesses.

Une fois n’est pas coutume, l’on ne peut que rester bouche bée d’admiration devant l’incroyable talent de Kitano qui parvient ici à se faire haïr en moins d’une scène. Il incarne à la perfection ce personnage répugnant de brutalité bestiale, incapable du moindre sentiment d’amour ou de compassion, qui fait le mal partout autour de lui sans aucun remords, pas par plaisir ni par bêtise, mais seulement par intérêt égoïste. D’ailleurs, la phrase qui clôt le film illustre tout à fait l’essence intrinsèque du personnage de Kim Shunpei. L’apparence atypique de Beat Takeshi contribue grandement à obtenir l’effet escompté : son visage impassible, quasi inexpressif, son apparence à la fois massive et légèrement bedonnante ainsi que sa voix nerveuse prompte à partir dans les aigus ont été mis à profit pour créer ce personnage particulièrement obscur capable d’exploser de violence à tout instant.

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Le film peut s’apparenter à un huis-clos en plus étendu, puisque l’intégralité de l’histoire se déroule dans un quartier pauvre d’Osaka. On y retrouve ainsi toujours les mêmes visages ravagés par les conditions de vie désastreuses, et les mêmes décors ternes et poussiéreux qui tombent en ruines au fil du temps. Par ailleurs, le travail effectué sur la photographie, sobre mais efficace, parvient sans mal à nous immerger au cœur de cette ville japonaise marquée par la saleté et la pauvreté. Les nombreuses références historiques dont fourmille l’œuvre, notamment sur les dissensions qui opposèrent les Coréens immigrés aux Japonais, posent un cadre réaliste au développement de l’histoire et facilite ainsi l’immersion spectatorielle.

Enfin, l’on peut remarquer que l’aspect dramatique du film est largement mis en exergue par la bande-originale classique de Tarô Iwashiro, également compositeur de la musique des films Memories Of Murder (Bong Joon-ho, 2002) et Les Trois Royaumes (Futaro Yamada, 2004). Les gémissements lancinants des instruments à cordes collent parfaitement au pathétique des images, notamment lors de la scène de bagarre, particulièrement éprouvante, entre Kim Shunpei et Yu, son fils illégitime (Joe Odagiri, révélé au grand public par le film). Le thème principal, magnifique, revient ainsi à des moments-clés de l’intrigue pour enfoncer un peu plus dans les ténèbres le spectateur déjà atterré par ces destins tragiques dont les souffrances semblent ne jamais vouloir prendre fin.

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Blood & Bones est donc une œuvre viscérale, appréciable de par son réalisme cru et la performance scénique impressionnante de Takeshi Kitano, mais aussi pour la dimension malgré tout exceptionnelle du parcours de son protagoniste principal, aussi monstrueux soit-il. Un conte cruel des Temps Modernes, beau, douloureux et déprimant à la fois, qui ne laissera personne indifférent.