Critique : La Condition de l’Homme de Masaki Kobayashi

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Tourné dans le nord d’Hokkaido, proche de la grande sœur russe, La Condition de l’Homme suit trois mouvements d’égale durée, au cours desquels Kaji, interprété par Tatsuya Nakadai, acteur protéiforme, tente de préserver la flamme de son idéal.

Premier volet, Il N’y a Pas de Plus Grand Amour prend place dans les étendues arides de la Mandchourie, terre de calvaire pour des prisonniers chinois ployant sous le fer d’officiers japonais hystériques.
Le Chemin de l’Éternité, coupe franche, où Kaji est spectateur de brimades et d’humiliations dans les casernes et camps d’entraînement d’une armée japonaise jetant ses dernières cartes dans un face à face sauvage avec le bulldozer soviétique. Le Japon a presque rendu son dernier souffle, la sentence finale du yankee dispatcheur de liberté est sur le point d’être prononcée.
C’est dans un climat de défaite généralisée que s’amorce La Prière Du Soldat, troisième volet froid comme la mort. Kaji erre sans but dans des paysages polaires, où ont lieu exodes et errances d’un peuple auquel le monde libre aura tout repris. Entre 1959-1961, Masaki Kobayashi enfante d’une fresque de plus de neuf heures. Dans une multitude de dénouement et de drames humains, viennent se fracasser les bouleversements d’une nation à bout de souffle.

Il N’y a Pas de Plus Grand Amour :

Premier volet de la Condition de l’Homme, première plongée déshumanisée. En 1959, d’après le roman de Gomikawa, Masaki Kobayashi, financé par la puissante Shochiku, et son chef opérateur Yoshio Miyajima mettent en images des hommes et leur système de conditionnement, et miment les étendues désolées d’une Mandchourie pris sous le joug japonais.

Tatsuya Nakadai incarne Kaji, jeune ingénieur fuyant la guerre, commandé par son pays pour s’occuper d’une colonie de prisonniers chinois en proie aux brimades de soldats nippons. Au milieu de larges plaines, s’érige une micro-société de souffrances, aux multiples bordels et lieux de perdition, dans laquelle Kaji tente de canaliser l’autorité des chefs de guerre. La productivité de la carrière de fer, le fouet claquant sur les dos brûlés. Dans sa lutte pour l’équité, Kaji subit l’hostilité des deux camps. Pour les ouvriers chinois, Kaji reste japonais. Son idéal occupe tout l’espace. A mesure que pénètre le fouet des tyrans dans les dos dénudés, que se multiplient punitions et exécutions, Kaji résiste, nourri par l’amour de la virginale Michiko. L’amour de la jeune femme pour le jeune idéaliste est un sauve-conduit….

Avant sa mutation, Kaji rêvait d’un traitement équitable à l’égard de tous les hommes de la Création. Masaki Kobayashi élude avec souplesse toute redondance idéologique, Kaji n’est ni communiste (même si son égalitarisme a pour origine la doctrine marxiste), ni impérialiste, Kaji s’oppose à sa hiérarchie, se sacrifie pour les siens. L’armée nippone organisée comme l’administration soviétique qu’elle est sensée combattre, serre la bride, exécute, amène par wagons la viande humaine. Jusqu’à sa rétrogradation provoqué par le refus d’une exécution, à l’entrée dans une armée japonaise à bout de force, Kaji oscille entre survie et respect envers une patrie s’enlisant dans sa propre débâcle.

Le Chemin de l’Éternité :

Suite à son échec dans la gestion du camp de prisonniers chinois et pour sauver l’honneur national malmené par le voisin russe, Kaji est mobilisé avec tout un tas de jeunes recrues participant comme effort de guerre.

Les camps de fortune ne sont plus occupés par des prisonniers chinois, mais par de pauvres fonctionnaires ou étudiants ou ouvriers nourrissant les rangs d’une armée en déroute. Auront lieu humiliations et brimades à l’égard du plus faible, annonçant ainsi la première partie du bipolaire Full Metal Jacket (1987). Pas de sensiblerie, Le Chemin de l’Eternité est une œuvre frontale et décharnée, que seuls des auteurs comme Kubrick ou Cimino sont capables d’enfanter.

Nourrie par des tambours prophétiques, la partition de Chuji Kinoshita achève le long sanglot de Kaji. Comme une promesse, l’amour de Michiko s’en va au loin. Les baraquements, dans lesquelles se nichent les derniers espoirs d’un Japon à bout de force, bouillonnent de l’intérieur. Défendre le plus faible dans des contrées désolées. S’exercer dans des champs de misère, sous un cagnât qui paralyse les hommes. La caméra de Kobayashi, devient l’oeil de Dieu. L’Homme et son Temps, pris en étau. L’idéal reste sauf, mais c’est dans la mort qu’il trouve son plein accomplissement.

La Prière du Soldat :

La guerre est là. Les soldats de l’Empire Nippon se terrent pour éviter les chars russes. Kaji défend ses frères d’armes. La folie ronge les esprits. Songe chaotique, La Prière du Soldat ponctue la traversée sacrificielle de Kaji dans le monde des vivants. Plus que quelques mois et le Japon tombera dans cinquante années de culpabilité. L’histoire retiendra l’obscénité du camp des vainqueurs ne lésinant pas sur le nucléaire à l’encontre de ceux qui ont osé signer un pacte avec le Diable.

Le Tatenokai n’est pas encore en place, le Japon perd peu à peu ses fils dans un combat sans merci. Kobayashi filme une nation qui se disloque, l’exode d’un peuple à genoux. La colère des chefs n’est plus qu’un murmure étouffé par les canons de la Grande Russie. Kaji est un guerrier, une entité noble questionnant sa patrie sur la tournure des évènements. Kaji survit car il lui reste au fond du cœur, l’amour de sa bien aimée, la virginale Michiko. Les épaules de ce fils nippon ne sont pas assez larges. Kaji peut passer d’homme à martyr.