Critique: Electric Dragon 80.000V de Sogo Ishii

Electric Dragon 80.000V de Sogo Ishii
Si vous ne l’avez pas vu ou que vous ne connaissez pas Sogo Ishii, il faut absolument que vous vous jetiez dessus, ne serait-ce que pour savoir ce dont le cinéma est capable lorsqu’il a l’audace de sortir des sentiers battus dans lesquels les académiciens l’ont enfermé.
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4.5

La notoriété de Sogo Ishii est une valeur terriblement relative qui dépend de la sphère cinématographique dans laquelle vous évoluez. C’est facile : si vous faites partie du grand public, vous n’avez jamais entendu parler de lui, et vous fuiriez probablement n’importe lequel de ses films avec les oreilles en sang en moins de 10 minutes. Si, en revanche, vous vous intéressez au cinéma punk japonais, ou que plus généralement vous êtes attiré par tout ce qui est visionnaire ou expérimental, alors il y a des chances pour que vous le connaissiez déjà, et même qu’il fasse partie de vos réalisateurs cultes ; si ce n’est pas encore le cas, ça le sera bientôt.

Sogo Ishii est dans le circuit depuis le début des années 80, et a une conception bien particulière de son art, qui refuse la facilité, les montagnes d’argent et les concessions, quelles qu’elles soient. Il fait son truc, réalise des longs et des courts-métrages sans forcément avoir besoin de dialogues ou de scénario, et si ça ne plaît pas aux gens, alors ils peuvent bien aller se faire foutre. Devant un cinéma aussi radical, les réactions sont également radicales : le rejet pur et simple, le coup de foudre, l’apathie traumatique.

Évidemment, tout ce propos est à nuancer : certains de ses films sont plus ou moins accessibles, plus ou moins extrêmes, et tous ne sont pas dans une veine punk à proprement parler ; le propre d’un grand cinéaste (parce que, quoi que puissent en dire les rationalistes, c’est bien ce qu’il est) est aussi de savoir se diversifier. Sogo Ishii a donc eu une période pendant laquelle il s’est éloigné de ses racines, pour tenter de faire d’autres choses, d’explorer d’autres horizons filmiques, tout en restant fidèle à son éthique.

Et, justement, ce Electric Dragon 80.000V tombe comme un délicieux cheveux sur la soupe, puisqu’il constitue, en plein milieu de la période la plus récente du réalisateur, un retour aux sources. Une semaine de tournage, presque pas une thune en poche, pour un film sous adrénaline de 50 minutes qui arrache la gueule comme rarement le cinéma peut le faire.

L’histoire tient dans un mouchoir de poche : deux mutants électriques vivent à Tokyo ; deux, ça fait un de trop. Et c’est à peu près tout, comme dans un western alternatif qu’on aurait dépouillé de tous ses éléments inutiles pour ne garder que son cœur : le duel. Le découpage narratif est donc d’une simplicité extrême : on nous présente les personnages, puis la manière dont ils se rencontrent, et enfin leur affrontement au sommet, un combat –forcément – survolté entre Dragon Eye Morrison (Tadanobu Asano, toujours au top) et Thunderbolt Buddha (Masatoshi Nagase).

Le film se regarde comme on lirait un pur manga d’action bête et méchant : tout s’enchaîne à cent à l’heure, les onomatopées criardes en kanji empiètent sur les images, il n’y a presque pas de dialogue, les personnages ont un design ultra soigné et sont totalement surréalistes, les éclairs de lumière filent dans tous les sens ; c’est kitsch, exagéré, ça semble n’avoir aucune limite… en un mot : c’est jouissif. C’est comme ça qu’il faut prendre Electric Dragon 80.000V, et pas autrement. Le but ultime, pour le réalisateur comme pour le spectateur, c’est de se prendre une bonne grosse dose de fun, sans se poser de question, sans réfléchir, juste en acceptant béatement le flot d’images complètement ouf qui déferle sur nous sans même qu’on ait le temps de l’analyser. Essayez d’analyser, et le temps que vous ayez pu formuler une pensée rationnelle, vous aurez déjà 3 trains de retard. Ce n’est pas le genre de film qui attend les retardataires trop intellectuels.

On peut même pousser plus loin l’analogie avec le manga en évoquant l’usage du noir et blanc et le découpage visuel, qui ose les plans les plus incongrus. Sogo Ishii n’a pas de blé, mais en revanche il n’hésite pas à se mettre à genoux devant un acteur pour avoir une contre-plongée qui a de la gueule, et ça c’est probablement une des plus belles leçons de cinéma de tous les temps. Et bien que ce soit là l’une des composantes essentielles de son art de la réalisation, il nous rappelle une fois de plus à quel point l’usage de dialogues peut s’avérer futile. Dans le cinéma de Sogo Ishii, les paroles relèvent plus du détail que d’autre chose. Entre le rationnel et le ressenti émotionnel, il a depuis longtemps choisi son camp. La « narration », si on peut se permettre de lui donner ce nom, ne passe donc pas par les mots, mais par l’alchimie qui s’opère entre les images et la musique. Si les paroles sont rares dans la bouche des personnages, le chant discordant de la guitare électrique est, lui, omniprésent, qu’il s’intègre à l’histoire lorsque Dragon Eye Morrison se met à jouer ou qu’il la raconte, en surimposition sur l’image.

Electric Dragon 80.000V ressemble d’ailleurs tout entier à sa BO : il est violent, furibard, désordonné, anti-establishment, punk ; il peut paraître ne ressembler à rien, mais la vérité c’est surtout que rien ne lui ressemble. Si vous ne l’avez pas vu ou que vous ne connaissez pas Sogo Ishii, il faut absolument que vous vous jetiez dessus, ne serait-ce que pour savoir ce dont le cinéma est capable lorsqu’il a l’audace de sortir des sentiers battus dans lesquels les académiciens l’ont enfermé. Il y a des chances que vous vous preniez un sacré électrochoc, mais croyez-moi : vous en redemanderez.