Critique : Breathless de Yang Ik-June

Breathless de Yang Ik-June
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Depuis quelques années, et tout particulièrement depuis le début des années 2000, on constate que le cinéma coréen pointe de plus en plus son nez chez nous. C’est discret, c’est un truc qui se fait pas à pas, film après film, mais on ne peut pas dire que le phénomène n’existe pas. Dans l’ensemble, c’est plutôt une bonne chose, car si le cinéma asiatique en général est déjà intéressant à la base parce qu’il est complètement affranchi de tout le poids de l’héritage culturel qui pèse sur les réalisateurs occidentaux, le cinéma coréen se distingue aussi du cinéma japonais ou hong-kongais, qui ont, eux, commencé à percer depuis longtemps déjà.

 

Evidemment, on le sait, les grands chefs de file de l’importation coréenne sont Park Chan-wook et Kim Ji-woon ; ils ont droit à des sorties nationales dans des grandes salles, et même à des affiches publicitaires sur les bus de Paris… pas mal. Ceci étant dit, il ne faut pas non plus perdre de vue les circuits indépendants à dimension plus modeste. Si vous avez regardé de ce côté-là au bon moment, alors vous n’avez pas dû rater Breathless. En fait, ça serait même bien que vous ayez été le voir. D’abord parce que c’est un putain de bon film sans concessions, et que c’est rare ; et ensuite parce que ça serait sympa pour le réalisateur-scénariste-monteur-acteur Yang Ik-june, vu qu’il est tellement fauché qu’il n’a pu se permettre de payer quasiment personne sur le tournage, qu’il a du emprunter de l’argent à sa famille et ses proches, et qu’il a même vendu sa maison pour financer son film !

Sachant ça, il est inutile de préciser que Breathless est un film fait avec conviction et dans lequel les gens sont vraiment impliqués…

En gros, dans la vie, il y a deux types de films : ceux qui sont centrés sur une histoire, et ceux qui sont centrés sur un personnage. Breathless appartient à la deuxième catégorie, et ça ne servirait donc à rien de le résumer. Au lieu de ça, on va donc plutôt parler de son protagoniste.

Il s’appelle Sang-hoon, il a même pas 30 ans, et, a priori, c’est un fils de pute de la pire espèce. Son boulot consiste à aller tabasser les gens qui se sont endettés auprès de son boss, un prêteur sur gage. Il les massacre à coups de poing, à coups de pied quand ils sont à terre, à coups de marteau si ça ne leur suffit pas. Et quand il n’est pas en train de cogner des gens pour son boulot, il cogne des gens sans raison, ou presque. Un regard ou un mot de travers, une dispute qui ne le regarde pas, il cogne. Régulièrement, il va se défouler sur son paternel, qui encaisse les coups sans broncher parce qu’il porte le poids de la culpabilité du meurtre de sa femme.

Dans le cinéma de Yang Ik-june, si la violence dérange, c’est parce qu’elle a l’air vraie. Trop vraie. En général, quand on va au cinéma, on voit des coups de poings au ralenti, qui brillent sous l’éclairage artificiel des projecteurs, qui font un bruit surréaliste en touchant leur cible et qui sont accompagnés par une musique dramatique : soyons réalistes, personne ne croit aux coups de poings de Rocky.

Breathless, lui, est filmé caméra à l’épaule, en lumière naturelle et avec des gros zooms sur des acteurs pas maquillés, sans ralentis dramatiques, et presque sans musique. Alors du coup, quand un personnage se fait tabasser à mort, on plus l’impression de voir une vidéo amateur d’un règlement de comptes filmé à l’arrache par un type qui passait dans le coin qu’une scène de cinéma. C’est moins impressionnant visuellement, mais plus poignant, beaucoup plus poignant. C’est un truc qu’on ressent dans les creux du ventre.

Dans ce film qui brille par le non-éclat de son réalisme extrême, on apprend donc que, comme dans la vie de tous les jours, les apparences mentent et que les humains sont des êtres bien trop complexes pour être juste bons ou juste mauvais. Si on sait lire entre les lignes, on comprend rapidement que Sang-hoon n’est pas un sale type : c’est un animal, bouffé à l’intérieur par une rage viscérale qui fait de lui une bombe humaine prête à péter à tout instant et dont chaque passant est susceptible d’être le détonateur. Il vit dans un monde trop dur pour lui, et le seul moyen de défense qu’il a trouvé et d’être encore plus dur, d’être le plus dur. De tous. Alors il a adopté la violence comme seul moyen de communication : s’il bouge, c’est pour frapper, s’il parle, c’est pour insulter. Même les gens qu’il aime bien. Surtout ceux qu’il aime bien, d’ailleurs. Parce qu’à force de ne communiquer que par jurons, il faut se résoudre à admettre que l’insulte peut être une nouvelle forme de mot d’amour, formulée dans une poésie brutale dont lui-même n’a pas conscience.

Il n’y a que deux personnes qui arrivent à le toucher : son neveu, un gosse trop tendre duquel il a décidé de s’occuper pour qu’il ne tourne pas aussi mal que lui, et Yeon-hee, une lycéenne qui lui plaît parce qu’elle est la seule à ne pas flipper quand il joue les durs. À travers ces deux îlots de calme au milieu de l’océan de violence qu’est sa vie, il trouve la force de lutter contre ses démons, et prend le risque de découvrir que peut-être sans eux il n’est rien. On n’est pas dans un film hollywoodien, ne vous attendez pas à un happy end.

Conclusion:

Breathless n’est pas le film avec les pires scènes de tortures, ni celui dans lequel il y a le plus de sang ou le plus de hurlements de terreur. Ce n’est pas non plus le film où il y a le plus d’action, ni celui dans lequel il y a le plus de larmes. Dans Breathless, tout est contenu, tout se passe à l’intérieur. Ce qui le différencie des autres, c’est que Breathless est un film dont la violence nous tétanise parce qu’elle est commune, crédible, que c’est une violence dont on sait qu’on pourra la voir un peu partout pas loin de chez nous, et dont on sait maintenant qu’elle est une réalité quotidienne en Corée. Violence domestique, violence organisée, violence gratuite, violence psychologique.

C’est pas du cinéma de divertissement. C’est un film de brutes, un film humain qui prend aux tripes. Alors si vous voulez vous convaincre que le cinéma peut être plus que du divertissement, vous feriez bien de trouver rapidement un moyen de le voir.