Critique : Cold Fish de Sono Sion

Cold Fish de Sono Sion
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e générique d’ouverture de Cold Fish laisse deviner une couille dans le pâté (de saumon). C’est qu’on y voit se côtoyer deux mentions qu’on n’associerait pas spontanément : d’abord « Sushi Typhoon », puis le fameux « A Sono Sion’s Film ». D’un côté, la déconne fendarde et bon-enfant de la boîte de prod neo-bis, de l’autre la critique sociétale du poète nihiliste à moustachapeau. Celui-ci reconnaissait d’ailleurs dans une interview que son film avait une gueule bizarre au milieu du reste du catalogue de la Sushi, et que le studio l’avait plus ou moins renié. Les choses sont de toute manière très rapidement claires : on est bien dans le territoire de Sono Sion, et pas ailleurs.

A quoi reconnaît-on le maître de maison ? A son bon goût et à ses thèmes de prédilection. Famille en ruines, quotidien dépressif, sexualité crade et agressions psychologiques hardcore sont donc de rigueur. Sono Sion est un type qui aime les extrêmes, et rien chez lui n’est jamais tiède ou moite : il est soit bouillant soit glacial, soit sec soit dégoulinant. Comme son titre l’indique, Cold Fish est un film froid et poissonneux, qui nous observe d’un regard globuleux en faisant le mort, uniquement pour mieux nous surprendre lorsqu’un fulgurant coup de queue l’agite soudain d’un soubresaut carnivore que nul n’aurait su prévoir. D’ici qu’on se rende compte qu’il est en fait un putain de piranha, il nous a déjà entraîné dans sa spirale infernale remplie de larmes contenues, de sadisme giclant et de rires outranciers.

C’est que Cold Fish est un film sur l’oppression, sur la subsistance tacite de loi de la jungle au sein des rouages bien hiérarchisés de la société japonaise, où celui qui parvient à bouffer son adversaire n’est pas le plus fort physiquement, mais le meilleur manipulateur. Le tueur (joué par Denden) au centre du film est en ce sens au sommet de la chaîne alimentaire nippone : riche, puissant, il se tape les femmes des autres et a sous ses ordres une armée de jouvencelles sexy et soumises. Mieux encore, il est parvenu à louvoyer entre les lois, les interdits et les conventions pour atteindre une sorte d’impunité renforçant sa position et ses facultés de domination mentale, qu’il met à profit pour forcer le personnage principal du film à se plier à sa volonté. Dans un monde où la valeur de la force physique a été presque complètement abolie et où la violence est un tabou, le plus dangereux des prédateurs est simplement celui qui décide de le devenir.

Si on n’a pas peur des comparaisons hasardeuses (et c’est mon cas), on pourrait pousser la hardiesse jusqu’à présenter Cold Fish comme un équivalent japonais d’American Beauty, le machin de Sam Mendes. Outre la difficulté d’un père effacé et dépourvu d’estime de soi à se faire respecter, les deux films ont en commun leur structure tournant autour de la révolution intérieure de leur protagoniste. Sauf que chez Sono Sion, évidemment, il faut toucher réellement le fond, atteindre le paroxysme de l’humiliation et du dégoût de soi pour pouvoir rebondir en vrille, entortillé dans les algues de la plus poisseuse des folies. Il faut tuer pour ne pas se tuer, asservir pour laver l’affront de son propre asservissement, se gaver du sang qu’on ne pourra plus laver. C’est un voyage dont on ne revient pas, un cul-de-sac contre lequel on s’éclate volontairement le crâne encore et encore, juste en espérant vaguement qu’il y ait quelque chose de l’autre côté soit du mur, soit de la douleur.

La vraie grande classe de Sono Sion, c’est de parvenir à nous faire bouffer de la bidasse sanguinolente, de la psychose sociale et de la barbarie hystérique sans jamais vraiment faire de la claustrophobie de sa mise en scène quelque chose de désagréable pour le spectateur – à condition que celui-ci ne soit pas trop prudasse non plus. Il y a toujours là, dans l’image, le montage et le jeu de quoi régaler le cinéphile exigeant et l’esthète amoral (le vrai, donc) sans basculer dans la série B cradingue, que le réalisateur adore pourtant au plus haut point. Même dans sa dernière partie, qui peut sembler partir complètement en freestyle, on se situe dans une idéologie visuelle du massacre au scalpel, où les coups de sang donnent la chair de poule plus que la gerbe, comme pour souligner que, même si la déshumanisation peut revêtir des apparences radicalement opposées, sa substantifique moelle n’en demeure pas moins inchangée. Mort ou vif, cuit ou cru, un poisson reste un poisson.

Le film est disponible en VOD : http://video-a-la-demande.orange.fr/charm/catalog/vod/content/COLDFISHXXXW0083114V/Cold_Fish.html#vod/movieDescription/COLDFISHXXXW0083114V&show