Critique : Grotesque de Kôji Shiraishi

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Après le visionnage (plutôt éprouvant) de Grotesque, une question fondamentale s’impose presque d’elle-même : le film de Kôji Shiraishi (The Curse ; Carved) serait-il LE torture-porn ultime de la décennie ? Face à la lassitude grandissante qui émane d’un énième Saw (je ne compte bien évidemment pas le tout premier de James Wan, qui à mon sens est une pure merveille) ou de la trilogie engluée dans le politiquement correct des Hostel, il est clair que Gurotesuku (dans son titre original) a largement de quoi tenir la concurrence, et même bien plus encore… Et pour cause : du gore savamment dosé, de l’humour noir à revendre et un scénario minimaliste pour un huis-clos oppressant et foutrement efficace… Amateurs de torture-porn pur et dur, vous allez être servis !


En effet, le point fort de Grotesque est de ne s’encombrer d’aucune sorte de prétexte aux effusions de sang qu’il met en scène avec un réalisme viscéral. Pour le coup, l’histoire est simplissime : un couple en devenir est kidnappé et séquestré par une espèce de chirurgien fou aux faux airs du « master » Takeshi Kitano, qui torture les gens dans le but de ressentir pleinement leur volonté de survivre. Simple, certes, mais efficace. Après une scène d’introduction plutôt banale et expédiée à la vitesse grand V, nous voici au cœur de l’action à proprement parler, où toutes les humiliations et les souffrances possibles et imaginables sont permises… Ici, point de critique sociologique, de profil psychologique du maniaque comme dans Psychose est ses avatars, et encore moins de semblant de profondeur concernant les deux personnages torturés, lisses à en crever ; le film s’inscrit tout au contraire dans la lignée d’un A Serbian Film (Srdjan Spasojevic, 2010) et se propose de nous donner à voir de la violence graphique entièrement gratuite sans aucun autre but que de nous faire partager l’expérience d’une immersion quasi-totale dans la psyché sadique d’un serial-killer aux motivations fondamentalement incompréhensibles (parfait Shigeo Ôsako !). Du gore pour du gore, certes, mais le tout est vraiment bien maîtrisé et atteint son objectif sans souci.


Et encore, malgré son interdiction aux moins de 16 ans (et son interdiction tout court en Angleterre, ce que la promo du film a bien su exploiter pour faire parler de lui au maximum), Grotesque a su tirer parti d’un montage extrêmement intelligent, mêlant subtilement hors-champs, inserts vraiment gore et gros plans sur les visages déformés par l’horreur de ses protagonistes ou sur les échanges de regards entre le bourreau et ses deux victimes. Ce parti pris stylistique de suggestivité permet à l’imagination du spectateur de se représenter mentalement le pire, tout en agrémentant cette représentation très personnelle de détails bien craspecs, juste ce qu’il faut pour ne pas la court-circuiter et, il faut bien le dire, ne pas écoper d’une interdiction aux moins de 18 ans, aussi. Certaines séquences sont de fait quasi-insoutenables, voire carrément malsaines selon les cas ; et c’est peu dire que la mise en scène fait preuve d’une inventivité jouissive en matière de torture dégueulasse. Le film semble avoir voulu faire plus fort encore que tous les torture-porns américains réunis, et, en ce sens, on peut dire qu’il y parvient…


Hormis sa très belle photographie lorgnant vers le sépia pour un rendu 100% glauque parfaitement maîtrisé, Grotesque sa caractérise par la durée incroyablement longue de ses plans, calculée à la seconde près afin que le spectateur ait tout le temps de s’imprégner en profondeur de l’horreur qui est en train de se jouer sous ses yeux. L’image, à la fois très stylisée et dotée d’un réalisme saisissant, se trouve curieusement alliée à un thème de musique classique récurrent et tout à fais hors de propos ; ce qui va lui conférer une dimension décalée parfaitement en accord avec le titre du film. En effet, tout le métrage est empreint d’un humour noir qui rend le sens du film parfaitement… Grotesque. Ce phénomène se vérifie surtout dans la seconde partie du film, qui devient beaucoup plus grand-guignolesque après une rupture diégétique très nette qui réoriente complètement sa portée et son impact. Comportement parfaitement illogique des personnages, explications dérisoires et ridicules concernant les raisons qui poussent le tortionnaire à agir de la sorte ; tous les éléments du film semblent s’être ligués pour se moquer gentiment des codes des torture-porns et autres thrillers psychologiques contemporains tout en les appliquant à la lettre. Le film affirme ainsi haut et fort ne pas du tout se prendre au sérieux et vouloir prendre le contrepied des autres films du genre en jouant à fond la carte du cliché pour mieux s’imposer comme l’une des principales références des années 2000 en matière de torture-porn, et ainsi offrir à son public un spectacle digne de ce nom.


Autre tour de force : Grotesque compte en tout et pour tout trois acteurs inconnus (sauf Tsugumi Nagasawa, aperçue en femme-crocodile libidineuse dans le bien barré Tokyo Gore Police) et est presque entièrement tourné dans un seul décor, l’espèce de hangar désaffecté dans lequel ont lieu les infâmes tortures. Ce minimalisme esthétique et scénaristique permet encore une fois au spectateur de concentrer toute son attention sur la torture mentale et physique qui se joue à l’écran et fait en sorte qu’aucun autre élément ne vienne parasiter l’horreur pure offerte par Grotesque. Pour ce qui est de nous en mettre plein la vue en accumulant les séquences bien crasseuses et dérangeantes, le film remplit parfaitement son contrat et ravira les amateurs du genre. Mais qu’en est-il des autres ?


Je ne m’avance pas trop en affirmant que ce film est à ne surtout pas mettre en toutes les mains, et que les réactions suscitées pendant et après le visionnage ont tout autant de chances d’être de l’ordre de l’aversion que de l’admiration. Pour ma part, s’il ne s’agit assurément pas du film du siècle, ou tout simplement d’un grand film, j’avoue m’être « amusée » devant cette petite pépite de gore décomplexé, à prendre uniquement pour ce qu’elle est : un exercice de style globalement très réussi qui joue avec les limites fort subjectives de l’Irreprésentable.


En définitive, si Grotesque n’a rien d’un chef-d’œuvre, force est d’admettre qu’il fait preuve d’une originalité des plus délectables et s’inscrit presque par évidence dans la digne lignée des films les plus violents (d’un point de vue tant bien éthique qu’esthétique) de cette nouvelle vague montante du torture-porn semblant émerger d’un peu tous les horizons (États-Unis, Serbie, etc.). Violence graphique, violence gratuite, violence tout court ; il y a fort à parier que ce film extrême ne laissera personne indifférent. Assurément à voir, mais seulement par un public averti qui sait où il met les pieds.

BONUS : Pour ceux qui souhaitent en apprendre davantage sur Grotesque, voir l’analyse de Victor Lopez du site EastAsia : « Grotesque, dans les entrailles du mal », incluse dans le bonus du dvd d’Elephant Films.