Critique : Le Vieux Jardin d’Im Sang-soo

Chacun des films d’Im Sang-soo est un cri de révolte. Que ce soit dans Girl’s Night Out¸ Une Femme Coréenne, The President’s Last Bang et plus récemment The Housemaid, l’on remarque que la société Sud-Coréenne contemporaine reste la cible favorite du réalisateur-sociologue de Seoul qui se plait à en ausculter les moindres détails avec une acuité acérée. Et Le Vieux Jardin ne fait bien évidemment pas entorse à la règle…


Adaptation cinématographique du roman éponyme de Hwang Sok-yong, Le Vieux Jardin relate l’histoire d’amour impossible entre deux êtres que tout sépare avec en toile de fond le soulèvement étudiant et syndical de Kwangju qui débuta le 18 mai1980 après l’assassinat du dictateur Park Chung-hee. Cette étape vers la démocratisation de la Corée du Sud fait partie des principales obsessions d’Im Sang-soo (tout comme les autres réalisateurs de sa génération Park Chan-wook, Lee Chang-dong et Bong Joon-ho), qui semble avoir été particulièrement marqué par cette sombre période de répression policière.

Ainsi certaines séquences du Vieux Jardin témoignent-elles de l’extrême violence de ces manifestations populaires avec une froideur quasi-documentaire qui porte à réfléchir sur l’Histoire de ce petit pays aujourd’hui en pleine expansion économique. Je pense notamment à cette scène très impressionnante durant laquelle l’une des étudiantes socialistes, armée d’un briquet et d’un bidon d’essence, s’immole sans sommation face aux forces armées avant de se jeter du haut d’un immeuble. Ou encore celle où Hyun-woo (Ji Jin-hee) rejoint en catastrophe le campement des « insurgés » et y découvre la boucherie qui a eu lieu en son absence, durant l’affrontement sans pitié entre les manifestants et leurs opposants. Lors de ces séquences au sein desquelles la tension dramatique atteint son paroxysme, Im Sang-soo fait montre d’un véritable talent pour représenter la face sombre de l’humanité avec beaucoup de simplicité, un réalisme cru et une empathie que l’on ressent des plus sincères.


Mais Le Vieux Jardin est avant tout l’histoire tragique de deux êtres dans l’incapacité de s’aimer car entièrement submergés par la violence du contexte dans lequel ils évoluent. Yoon-hee (Yeom Jeong-ah, vue dans l’excellent 2 Sœurs de Kim Jee-woon) est prête à s’offrir corps et âme à celui qu’elle aime, mais Hyun-woo, rongé par la culpabilité, ne trouve quant à lui de sens à sa vie que dans la révolte, et préfère poursuivre sa lutte insensée contre un mal qui le dépasse plutôt que s’abandonner au confort et à la stabilité d’une vie de couple épanouie. Par peur d’être considéré comme un lâche, et pour un idéal qu’il sait pertinemment inaccessible, l’homme est prêt à renier son intégrité et à se fondre dans le moule d’une communauté dans laquelle il ne se retrouve plus vraiment. Le pouvoir de persuasion du groupe, le désir impérieux d’être reconnu pour son courage et le besoin de prouver aux autres qu’il n’y a plus rien à perdre, sont autant de thématiques abordées par Im Sang-soo. Hyun-woo est prêt à mourir pour la cause qu’il défend, mais il finira emprisonné pendant quinze longues années qui l’éloigneront définitivement de Yoon-hee, qui décèdera quelques années plus tard des suites d’un cancer foudroyant.

La narration du film alterne entre flashes-back du passé (la rencontre entre Yoon-hee et Hyun-woo ; leur amour éphémère ; la vie de Yoon-hee une fois seule, quand Hyun-woo la quitte et se fait arrêter par la police) et le présent, en nous proposant de suivre la quête intérieure de Hyun-woo une fois sorti de prison, qui cherche à recouper les évènements qui se sont produits durant sa longue absence. Dans l’espoir de rattraper le temps perdu, il retourne dans la demeure qu’il a jadis habité avec Yoon-hee, retrouve les lettres et les dessins qu’elle lui a laissés avant de mourir, interroge leurs proches communs pour être à même de réellement mesurer le poids de son erreur passée. Il y apprendra que son mauvais choix de vie aura ruiné celle de sa bien-aimée, et devra assumer en tant qu’homme la répercussion de chacun de ses actes sur son entourage. Cette quête d’authenticité et de redécouverte d’une intériorité jusqu’alors laissée en berne est représentée avec beaucoup de poésie et de tendresse, et témoigne du grand attachement d’Im Sang-soo pour ses personnages qu’il n’hésite pourtant pas à maltraiter.

On peut reprocher au Vieux Jardin sa lenteur parfois exaspérante, ainsi que ses trop nombreuses longueurs que le réalisateur aurait facilement pu éviter, et qui tendent malheureusement à parfois nous faire « décrocher » d’une intrigue qui ne tient pas vraiment en haleine. Cependant, l’on peut remarquer que ce défaut de rythme fait partie intégrante du cinéma d’Im Sang-soo et se retrouve dans quasiment toutes ses œuvres, faisant office de marque de fabrique personnelle, en quelque sorte. On retiendra néanmoins les excellentes interprétations des acteurs, tous très justes et touchants, qui parviennent à insuffler au film une authenticité et une sincérité parfois bouleversante.


En définitive, Le Vieux Jardin est un film à portée multiple qui peut être considéré à la fois comme la représentation dramatique de deux vies déchues par un contexte politique dévastateur, une réflexion philosophique sur le sens véritable de l’existence humaine et une critique acerbe d’une société gangrenée par la soif de pouvoir et l’asservissement des plus faibles. Im Sang-soo livre une œuvre pas toujours accessible qui requiert une implication émotionnelle et intellectuelle totale de la part du spectateur pour l’amener à mieux cerner le long chemin qu’a parcouru la Corée du Sud avant de pouvoir arborer ce visage en apparence prospère qu’on lui connait aujourd’hui.