Critique: Le justicier de Shanghai de Chang Cheh

Une fois n’est pas coutume, le titre français de ce film de kung-fu du début des années 70 est terriblement mauvais et ouvre des pistes trompeuses. Si le film se passe bel et bien à Shanghai (enfin, dans des décors de la Shaw qui représentent Shanghai), le terme « justicier » pour définir le personnage principal paraît quelque peu galvaudé. En effet, celui-ci, interprété par Chen Kuan-Tai, ressemble plus à un Scarface non camé qu’à Robin des Bois. « Le justicier » est l’histoire de son ascension dans les milieux mafieux de la ville, au cours de laquelle il parvient à gravir les échelons sans jamais se compromettre dans des alliances douteuses avec les chefs de gangs déjà présents sur le territoire.

Chang Cheh est une brute de travail : en 1972, ça ne fait que 5 ans qu’il est officiellement réalisateur, et Le Justicier de Shanghai est déjà son 15e film. Pour le coup, il s’est entouré d’une belle équipe, même si, ironiquement, il est encore trop tôt pour qu’on s’en rende vraiment compte à l’époque : en plus d’un petit rôle accordé à David Chiang, on retrouve Liu Chia-Liang et Tang Chia aux chorégraphies, et John Woo en assistant réalisateur. Du beau monde pour un résultat honorable, mais pas transcendant.

Comme souvent chez Cheh et dans le cinéma de kung-fu en général, on est confronté à beaucoup d’archétypes : le héros droit et infaillible, son faire-valoir malingre mais fidèle, la figure féminine distante et inaccessible, les ennemis machiavéliques… On a même droit au coup de l’artiste martial étranger, tout comme dans Way of the Dragon, qui sort la même année, et aux traditionnels combats dans les auberges : quitte à ce que le tournage soit fini, autant péter les décors pour donner dans le grandiose.

D’autant qu’apparemment, depuis presque 40 ans, les spectateurs occidentaux avaient manqué tout ce que ce film a de grandiose à offrir, puisqu’avant sa récente sortie en DVD, il était amputé de pratiquement une demi-heure. A présent, il fait bien les 2h04 de son édition originale, une durée nécessaire pour installer de manière crédible les nombreux personnages secondaires et les relations et magouilles qui les unissent. Parce que si les combats du Justicier sont certes bien foutus, ils ne sont pas réellement mémorables, et la vraie force du film réside dans sa capacité à donner une profondeur à son contexte. L’histoire de Ma et les enjeux de son ascension n’ont de sens qu’au regard de la manière dont il prend pour modèle les caïds de la ville, et ses succès sont à relativiser quant on s’aperçoit que s’il est un pion turbulent dans des jeux de politiques mafieuses qui le dépassent, il ne reste qu’un pion.

Le réel intérêt du scénario, c’est qu’il cherche à savoir comment un type honnête peut gravir les échelons de la mafia, et de quelle manière il peut y parvenir sans se trahir moralement. Ma est un combattant hors-pair, et presque personne ne semble capable de lui tenir tête, mais sa pureté presque candide d’artiste martial se retrouve rapidement confrontée à la ruse et à la malice de ses ennemis ; alors, complètement désemparé de découvrir que ses poings ne sont pas la solution de tous ses problèmes, il est confronté aux dures réalités de la vie et se rend compte que ce n’est pas toujours le plus fort qui gagne.

Et c’est un peu la problématique générale des films de kung-fu : le plus dur est toujours de réaliser un dosage cohérent entre l’action, le scénario, et les personnages. Si l’équilibre est rompu, le film est bancal. Dans Le Justicier de Shanghai, on a des belles bastons (même si ça manque de 1 contre 1), un beau background, mais des personnages incomplets qui ne parviennent pas à sauver les faiblesses du scénar. Résultat : un film qui se regarde bien, mais qui ne restera pas dans les mémoires. Bien qu’il porte officiellement la mention « les essentiels Shaw Brothers », il n’a rien d’un classique. A mater si vous n’avez rien de mieux sous la main.