Critique: Kinatay de Brillante Mendoza

Avec ce film signé Brillante Mendoza, le spectateur ne peut pas sortir indifférent. La violence dont le réalisateur nous rend témoins n’est pas montrée comme étant gratuite. Depuis le début du film où il nous submerge dans les ambiances de Manille avec un regard anthropologique qui permet de s’imprégner du quotidien de cette ville, nous percevons les rapports de pouvoir et de force qui entourent ses habitants. Le réalisateur rend visibles ces espaces où les rapports sont les plus violents: les rues occupées par les vendeurs ambulants, les bars à prostituées, les immeubles utilisés par les services de police corrompus pour torturer leurs victimes. Là où Krzysztof Kieslowski a choisi de rendre insupportable la violence en la suggérant par une longue séquence utilisant le hors champs du meurtre d’un chauffeur de taxi dans Tu ne tueras point (1988) Brillante Mendoza décide de montrer non pas tout, mais suffisamment pour écoeurer le spectateur. Mendoza filme le passage entre le geste maladroit de « l’initié » apeuré et le geste sec et sûr du « maître » criminel qui a perdu toute conscience de ses actes. Les rites de transmission d’une morale corrompue sont révélés dans ce film. A la fin , il ne reste au héros qu’à adhérer à la terreur et faire partie du groupe ou lui « tourner le dos » et essayer d’abandonner sa nouvelle mission s’il y arrive, sachant qu’il faudra alors vivre avec le malaise d’avoir été témoin de l’horreur.

La « sensualité morbide » avec laquelle ce film montre la suite d’actes criminels dépourvus de toute compassion de la part des protagonistes de ce jeu noir, crée un malaise chez le spectateur. Celui-ci devient témoin à son tour, dans ce cadre « pédagogique » de la violence, de la façon dans laquelle des êtres humains sont capables de mettre fin à une vie avec autant d’indifférence et de brutalité. La nature des mécanismes de déshumanisation, qui font le quotidien aussi de tant de guerres et des conflits armés, est dévoilée au spectateur à travers ces images. Kinatay est une invitation à rejeter l’horreur de ces formes de négation de la vie. Tout est mise en scène dans ce film par le cinéaste comme pour suggérer que la vie est devenue une guerre quotidienne pour la survie dans certains coins du monde.

La façon avec laquelle Brillante Mendoza filme la violence exercée sur le corps d’une prostituée longtemps torturée, violentée, mutilée, réduite à l’état de « déchets » fait penser à un autre cinéaste dont le parti pris était aussi celui d’une esthétique noire, montrant la violence dans son extrême aveuglement : Abdellatif Kechiche dans son oeuvre Vénus Noire (2009). C’est donc le « mal comme ensemble d’actes » incarné et représenté par tant de cinéastes, celui des sadiques transformés en rouage d’une machine meurtrière qui est au rendez-vous dans la nuit de ce film tournée à Manille, alors qu’au départ, la journée était plutôt prometteuse pour notre personnage principal Peping, étudiant en criminologie. Le seul tort de Peping, au départ, a été d’aspirer à vivre une vie normale aux côtés de sa fiancée.

Ainsi, Brillante Mendoza, comme Abdellatif Kechiche, semble vouloir heurter le spectateur pour le mener à réfléchir à sa propre qualité et responsabilité en tant que témoin. Kinatay rappelle que c’est la somme d’une série d’actions individuelles qui a mené à un meurtre pourtant évitable. Mendoza, semble-t-il, rejoint la pensée de Hannah Arendt en nous montrant « la banalité du mal ». Pour la philosophe, dans un régime totalitaire ceux qui décident d’accomplir les actions les plus monstrueuses sous prétexte qu’ils en ont reçu l’ordre, ne sont pas si différents de nous; continuer à penser est la seule possibilité de ne pas sombrer dans cette banalité du mal. S’agit-il donc, d’un Manille devenu « totalitaire » car laissée aux mains de gangs qui pullulent et dominent la ville et ses habitants? Le réalisateur semble confronter Peping et, à travers lui, le spectateur à un choix moral: se résigner ou s’indigner et chercher des voies pour résister à l’image d’un monde tel qu’il est décrit dans Kinatay, un monde qui n’est plus une caricature mais une réalité implacable.

Le film est disponible en DVD depuis le 6 octobre 2010.