Critique: Vengeance de Chang Cheh

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Une petite remarque entre nous : « Vengeance », c’est vraiment à chier comme titre, non ? Après tout, plus de la moitié des films d’action hong-kongais pourraient s’appeler comme ça, et c’est encore plus vrai dans le cas des films de kung-fu. La Fureur de vaincre, Shaolin Avengers, Wooden Men of Shaolin, Master of the Flying Guillotine… toujours la même trame : un type a été tué, du coup son frère/fils/meilleur ami va aller tuer ceux qui l’ont tué. Et s’il en oublie un, ça fait une suite. La rigidité du schéma est en partie ce qui définit le genre et son charme, mais du coup choisir ce genre de titre n’a plus vraiment de sens. C’est un peu comme appeler un film de flingues « The Killer » alors que tous les films de flingues sont remplis de tueurs.

Bref. Vous avez déjà deviné de quoi parle Vengeance, et vous avez raison. La femme de Ti Leung est vile, sournoise et infidèle, mais il en est apparemment amoureux. Comme prévu, il se fait tuer, et c’est alors que débarque en ville son frère, David Chiang : ça va chier pour les assassins. Précisons que si le film a été récompensé pour la réalisation et pour le jeu d’acteur de Chiang, il n’a rien eu pour son scénario.

Attention, n’allez pas pour autant croire qu’il ne vaut pas la peine d’être vu. C’est même plutôt l’inverse : si par hasard vous avez un jour la chance de pouvoir mettre la main dessus, bondissez les yeux fermés ! C’est de la bonne. Vengeance réussit à se démarquer non seulement au sein de la filmographie de Chang Cheh, mais aussi au sein du catalogue de la Shaw Brothers… Il a des tripes, de la classe, de l’audace, et, même si on peut lui reprocher un petit coup de mou vers son troisième quart, le final est à la hauteur de l’ensemble : grandiose.

Vengeance sort au début de la décennie d’or du film de kung-fu, en 1970, et, avec une morgue inébranlable, il semble sonner le glas du wuxia : le film ne met pas en scène des héros traditionnels, ne se déroule pas dans une époque reculée, et présente des personnages aux motivations assez terre à terre. Pour couronner le tout, on n’y trouve que très peu de kung-fu et de corps à corps à mains nues ; à la place, les très nombreuses scènes d’action du film sont constituées de combats à l’arme blanche, et le style dans lequel se battent les personnages rappelle plus la baston de ruelle que les écoles d’arts martiaux. C’est minimaliste, brutal, cruel et sanglant ; l’honneur et le respect de l’adversaire sont complètement hors de propos dans cette sombre histoire de haine aveugle et implacable qui met quelque fois les pieds dans le monde des triades.

En tête d’affiche, David Chiang campe un personnage ambivalent, dont a du mal à savoir ce qu’il pense de lui-même et de sa quête. Il est tout à tour un tueur glacial, un frère nostalgique et peut-être même un grand romantique qui sait qu’il ne pourra pas vivre pleinement sa relation amoureuse (avec la sœur de la veuve de son frère défunt, faut le faire) tant qu’il sera obsédé par sa soif de vengeance. Cette romance est d’ailleurs le plus gros point faible du film : Chang Cheh est un excellent réalisateur, mais les sentiments amoureux ne sont vraiment pas son fort, et les scènes qu’il a tourné dans ce genre-ci sont désastreuses. Elles sonnent faux, ralentissent le film et dénaturent les personnages. L’idée était certainement de donner plus de profondeur à David Chiang, mais c’est raté. D’autant qu’il n’en avait pas besoin : avec son air de dur et son regard perçant, il réussit miraculeusement à avoir l’air « impénétrable » plutôt que « creux ». Un petit écart de vocabulaire qui fait une différence énorme à l’écran.

Malgré son titre de merde, Vengeance est un donc un excellent film. Les héros meurent bravement dans des interminables ralentis dramatiques, les femmes fatales crachent leur vilenie au visage des candides, et les héros, sombre et mystérieux, se grille clope sur clope en réglant leur compte à des hommes de main anonymes dans des toilettes publiques sans fenêtre, tout comme dans un film noir transposé dans la Chine des années 20. Alors qu’il n’en est encore qu’aux premières années de sa carrière, Chang Cheh impose déjà un style, un sens de l’esthétique, une certaine idée du film d’action, quitte à malmener un peu la tradition en place. Le résultat est que, 40 ans plus tard, Vengeance n’est toujours pas tombé dans le kitsch ringard, et qu’on prend toujours autant David Chiang au sérieux. La classe.